Le dernier Prix littéraire de la saison d'automne 2013 est accordé par AUDIENCE & RESONANCE au roman "Nue" de Jean-Philippe Toussaint en juste réparation du manquement collectif des jurés de la profession. Post inspiré par G.L. du N.O.*
Nue (2013) Extraits:
p. 41 Et
je me rendais compte alors que j’étais en train de ressasser
toujours les mêmes visions heureuses, que c’étaient toujours les
mêmes imaginations estivales de Marie qui me venaient en tête,
comme filtrées dans mon esprit, épurées des éléments
désagréables, et rendues plus attendrissantes encore par
l’éloignement temporel qu’elles commençaient à prendre depuis
mon retour. Mais tout véritable amour, me disais-je, et, plus
largement, tout projet, toute entreprise, fut-ce l’éclosion d’une
fleur, la maturation d’un arbre ou l’accomplissement d’une
œuvre, n’ayant qu’un seul objet et pour unique dessein de
persévérer dans son être, n’est-il pas toujours, nécessairement,
un ressassement? Et, quelques semaines plus tard, reprenant
cette idée de l’amour comme ressassement ou continuelle reprise,
j’aiguiserais encore un peu ma formulation, en demandant a Marie si
l’amour, quand il durait, pouvait être autre chose qu’une
resucée?
p. 153 Je
m’étais allongé sur le lit en manteau, les mains dans les poches
(on ne se refait pas), et je regardais le plafond, dans un
désœuvrement semblable à celui que j’avais éprouvé à Tokyo
dans les premiers temps de notre séparation. Je regardais le
plafond, non pas directement, mais légèrement en biais, et cette
façon particulière de regarder le plafond, avec cette imperceptible
inclinaison du regard (les associations d’idées tiennent parfois à
peu de choses), me rappela alors, non pas le plafond de la chambre
d’hôtel de Tokyo où j’étais descendu, mais l’état d’esprit
dans lequel je me trouvais à ce moment-là, pendant ces heures
interminables, où je demeurais étendu sans rien faire dans cette
chambre d’hôtel de Tokyo, à méditer cette vérité amère qui
s’affirmait à moi chaque jour avec davantage d’acuité, que les
journées sont affreusement longues et la vie dramatiquement courte.
La vérité sur Marie (2009) Extraits:
p. 44 J'étais entré dans l'immeuble, j'avais passé la porte cochère et je m'étais engagé dans les escaliers pour rejoindre Marie. La porte de l'appartement était restée ouverte sur le palier, et j'étais entré dans l'appartement, j'avais suivi le couloir sans bruit. En pénétrant dans la chambre, j'avais tout de suite remarqué la présence d'une paire de chaussures près du lit. C'était la seule trace qui demeurait de la présence de l'homme dans la pièce. Pour le reste, tout avait disparu, plus rien ne témoignait de son passage, pas le moindre vestige des soins qui lui avaient été prodigués moins de cinq minutes plus tôt, pas l'ombre d'un flacon ou d'une compresse oubliés sur le sol. Je regardais cette paire de chaussures au pied du lit, abandonnée et en désordre (l'une était droite et l'autre avait versé sur le parquet), des chaussures italiennes, allongées , élégantes, puissantes et en même temps effilées, en peau précieuse, de cuir ou de la vachette, une paire de richelieux classiques à la fois fermes et souples, sans doute très confortables, fidèles à la réputation d'excellence des chaussures italiennes dont les meilleures passent pour être de véritables gants de pied, une couleur indéfinissable, quelque chose de daim ou de chamois, les lacets très fins, durs comme du fil de pêche, l'empeigne veloutée, légèrement pelucheuse, étayée de multiples petites perforations décoratives qui soulignaient discrètement la ligne surpiquée des coutures, avec, tracée dans la doublure – la doublure neuve, qui devait encore garder une très légère odeur de cuir frais – une très discrète et quasi subliminale inscription dorée. Je regardais ces chaussures vides, abandonnées au pied du lit, c'était tout ce qui demeurait de cet homme dans la chambre. De lui, comme dans une image mythologique d'homme foudroyé, ne subsistait que ses chaussures.
p. 146 Que faisais-je là? Je n'aurais sans doute jamais dû me trouver là, la probabilité que je me rende aux courses ce jour-là à Tokyo était infime (j'étais tombé par hasard le matin sur un article du Japan Times qui annonçait la réunion), et la probabilité que Marie y soit en même temps que moi était quasiment nulle. J'étais pourtant soudain confronté à l'improviste à la présence de Marie, je l'avait aperçue moi aussi, je voyais Marie à une vingtaine de mètres de moi, immobile sur les marches de l'escalator, accompagnée d'un homme que je ne connaissais pas, un homme plus âgé qu'elle en élégant manteau sombre et écharpe de cachemire. Elle n'était pas à son bras, mais elle était avec lui, cela sautait aux yeux, elle était implicitement avec lui, elle était violemment avec lui, la minuscule distance qui les séparait était plus violente que s'ils s'étaient touchés, mais il n'y avait pas de contact entre eux, ils se frôlaient de l'épaule, un infime écart de vide demeurait entre leurs manteaux. Je regardais Marie, et je voyais bien que je n'étais plus là, que ce n'était plus moi maintenant qui était avec elle, c'était l'image de mon absence que la présence de cet homme révélait. J'avais sous les yeux une image saisissante de mon absence. C'était comme si je prenais soudain conscience visuellement que, depuis quelques jours, j'avais disparu de la vie de Marie, et que je me rendais compte qu'elle continuait à vivre quand je n'étais plus là, qu'elle vivait en mon absence – et d'autant plus intensément sans doute que je pensais à elle sans arrêt.
Faire l'amour (2002) Extraits:
p. 30 Lentement,
j'étais remonté avec la bouche tout au long de son corps,
m'attardant sur son ventre et sur ses seins, dépassant la fine
frontière de dentelle de son soutien-gorge noir qui était resté
attaché dans son dos, mais dont j'avais précautionneusement
descendu les balconnets, de sorte que ses seins, délivrés du corset
de dentelle, tombaient dans mes mains et se mouvaient très lentement
sous mes doigts. Petit à petit, je remontais vers son visage, mes
paumes glissant sur sa poitrine et ses épaules nues. D'instinct, ma
bouche s'était sentie aimantée par sa bouche et l'appel des
baisers, mais, au moment même où j'allais poser mes lèvres sur les
siennes, je vis que sa bouche était fermée, close et butée dans
une détresse muette, ses lèvres pincées qui n'attendaient
nullement ma bouche, crispées dans la recherche d'un plaisir
exclusivement sexuel. Et c'est alors, que, m'immobilisant et
redressant la tête au-dessus de son visage dont les yeux bandés me
voilaient l'expression, je vis apparaître très lentement une larme
sous le mince rebord noir des lunettes des lunettes de soie lilas de
la Japan Airlines, une larme immobile, à peine formée, qui
tremblait tragiquement sur place, indécise, incapable de glisser
davantage le long de la joue, une larme qui, à force de trembler à
la frontière d'un tissu, finit par éclater sur la peau de sa joue
dans un silence qui résonna dans mon esprit comme une déflagration.
J'aurais
pu boire cette larme à même sa joue, me laisser tomber sur son
visage et la recueillir avec la langue. J'aurais pu me jeter sur elle
pour embrasser ses joues, son visage et ses tempes, arracher ses
lunettes de tissu et la regarder dans les yeux, ne fût-ce qu'un
instant, échanger un regard et se comprendre, communier avec elle
dans cette détresse que l'exacerbation de nos sens aiguisait,
j'aurais pu forcer ses lèvres avec ma langue pour lui prouver la
fougue de l'élan inentamé qui me portait en elle, et nous nous
serions sans doute perdus, en sueur, inconscients de nous-mêmes, dans
une étreinte mouillée, salée, onctueuse, de baisers, de
transpiration, de salive et de pleurs. Mais je n'ai rien fait, je ne
l'ai pas embrassée, je ne l'ai pas embrassée une fois cette
nuit-là, je n'ai jamais su exprimer mes sentiments. J'ai regardé la
larme se dissiper sur sa joue, et j'ai fermé les yeux – en pensant
que peut-être, en effet, je ne l'aimais plus.
p. 82 Nous
continuions à avancer dans la foule, marchant d'un même pas,
apparemment ensemble, les chaussettes en laine blanches assorties
dans nos sandales avec leur identique et dérisoire liseré rouge et
bleu à la cheville, mais chacun dans ses réflexions mauvaises et sa
macération de l'incident. Nous ne disions rien – nous ne parlions
plus. De temps à autre, furtivement, je la regardais. Peu importe
qui était dans son tort, personne sans doute. Nous nous aimions,
mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans
notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans
l'ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous
faisions nous était devenu insupportable.
p. 161 Cette
fois-ci encore, après un bref échange en anglais avec le
réceptionniste, j’entendis les sonneries se succéder dans le
vide, et je m'apprêtais de nouveau à renoncer quand j'entendis
décrocher. Il ne s'ensuivit aucun son, aucune voix, mais je sentais
une présence au loin, j'entendais une respiration. Marie, dis-je à
voix basse. Elle ne répondit pas tout de suite. Puis, dans un
murmure, elle finit par me dire qu'elle dormait, c'était à peine
une phrase articulée, plutôt une plainte alanguie, encore
ensommeillée. De la cabine, je voyais un arrêt de bus désert. Il
faisait nuit, quelques piétons passaient sur le trottoir en
direction du sanctuaire Heian. Marie, qui avait reconnu ma voix, me
demanda d'une voix douce quelle heure il était, et je soulevais un
bras dans la pénombre de la cabine pour regarder l'heure, je lui dis
qu'il était six heures moins vingt. Six heures moins vingt,
répéta-t-elle. C'était une heure qui ne lui disait rien
apparemment, et même qui la déconcertait, qui renforçait la légère
confusion qui devait régner dans son esprit, comme si elle ne
parvenait pas à établir si c'était six heures du soir ou six
heures du matin, puis les choses revinrent peu à peu, et elle
m'expliqua que Yamada Kenji devait venir la chercher à l'hôtel à
sept heures pour dîner. Je faisais la sieste, me dit-elle, et alors
je reconnus sa voix, son timbre, son intonation, l'once de sensualité
et de malice qui la caractérisait. Marie, c'était Marie, elle était
près de moi, j'entendais son souffle. Je ne bougeais pas dans la
cabine, je ne disais rien, je l'écoutais en silence, elle s'était
mise à me parler à voix basse. Elle allait bien, me disait-elle,
elle était très concentrée, absorbée par le travail, ses journées
étaient épuisantes, mais le montage de l'exposition était fini, je
ne lui manquais pas tellement, c'était peut-être mieux pour son
travail que je ne sois pas là. Oui, je crois que je suis mieux seule
en ce moment, me dit-elle. Elle disait tout cela d'une voix égale et
douce, légèrement ensommeillée, et je songeais que je ressentais
la même chose qu'elle, finalement, que moi aussi j'étais mieux seul
en ce moment, plus calme et plus apaisé, je ne pouvais que
m'incliner devant la lucidité de son jugement, même si j'aurais
préféré faire les mêmes constatations moi-même, car on allège
toujours la cruauté d'un constat par la satisfaction d'en établir
soi-même la pertinence.
Les livres de Jean-Philippe Toussaint sont tous publiés par Les Editions de Minuit