9.1.14

Antigone à Beyrouth

Extraits.
p. 106  « Ne pas confondre le Créon brutal de Sophocle et l'homme plein d'amertume dessiné par Anouilh. Chez Sophocle, Créon est le personnage tragique. Chez Anouilh, c'est Antigone qui porte la tragédie... »
Le nom de Duruflé revenait souvent. Pie Jesu, son Requiem. Dans une marge, le nom de la cantatrice Pilar Lorengar, avec un point d'interrogation.
« Il y aura le violoncelle et une mezzo-soprano. Impératif! Je veux l'entendre chanter: Pie Jesu Domine, dona eis requiem. Dona eis requiem sempiternam, au moment précis où les gardes emmènent Antigone. »
« Pieux Jésus et Maître, donne-leur le repos. Donne-leur le repos éternel », il avait recopié la phrase en français. De croquis en indication, de position des corps en proposition de décor, je tenais là le testament de Samuel Akounis. Il me l'avait remis sur son lit d'hôpital, avec la lettre d'Anouilh et la kippa de son père. Je l'avais refusée. Il avait insisté. Il voulait que « Le Choeur » la porte en scène. Que la calotte de velours noir réponde au voile de l'une, au béret de l'autre, au keffieh qu'Antigone jetterait sur ses épaules.
Tu seras « Le Choeur », Georges. Le porteur de kippa.
Il a souri faiblement.
Tu seras le juif.
p. 169  Au début de la conversation, j'avais envie de rire. Cet homme parlant au rideau, les autres qui me reniflaient comme une meute au chevreuil. Et puis l'acier des armes, la voix douce, les mots choisis avec soin. J'étais presque paisible, mains cachées sous mes cuisses. Après Anouilh revisité par les chrétiens, Anouilh était transfiguré par les chiites. Créon, vieillard fatigué par la guerre, qui ne veut que la paix pour son peuple. Créon qui tente jusqu'au bout de sauver sa nièce. Créon qui fait le sale travail pour que force reste à la loi. Créon devient un chef phalangiste d'un côté de la ligne, un calife éclairé de l'autre. J'avais une drôle de musique en tête. Quelque chose entre le piège et la trahison. Les gardes ne me quittaient pas des yeux. Ils étaient debout contre le mur. Hassan priait, ou passait son temps, égrenant un chapelet de pierres noires. J'ai pensé à Charles Maurras. Là, dans cette pièce lourde de foi, Sam m'avait prêté un texte de lui, qui voyait Antigone comme une gamine soumise, obéissant aux lois concordantes de Dieu, des hommes et de la cité. « Qui viole ces lois, qui les défie toutes? Créon! », avait écrit Maurras en 1948. Pour lui, l'arrêté de Créon n'était pas légal car non promulgué par Zeus. Sous sa plume, Antigone n'est autre qu'une "Vierge-mère de l'ordre". Et Créon? « L'anarchiste, c'est lui! Ce n'est que lui! »
Sam riait de ce texte. Il l'énervait aussi. Maurras élevait une statue à Sophocle, Akounis dressait un autel à Anouilh.
– Ce sont de telles dissemblances qui fécondent la droite et la gauche, disait mon ami.

Le quatrième mur, Sorj Chalandon (2013, Grasset)

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