17.12.13

Réparation 2013

Le dernier Prix littéraire de la saison d'automne 2013 est accordé par AUDIENCE & RESONANCE au roman "Nue" de Jean-Philippe Toussaint en juste réparation du manquement collectif des jurés de la profession. Post inspiré par G.L. du N.O.*

Nue (2013) Extraits:
p. 41   Et je me rendais compte alors que j’étais en train de ressasser toujours les mêmes visions heureuses, que c’étaient toujours les mêmes imaginations estivales de Marie qui me venaient en tête, comme filtrées dans mon esprit, épurées des éléments désagréables, et rendues plus attendrissantes encore par l’éloignement temporel qu’elles commençaient à prendre depuis mon retour. Mais tout véritable amour, me disais-je, et, plus largement, tout projet, toute entreprise, fut-ce l’éclosion d’une fleur, la maturation d’un arbre ou l’accomplissement d’une œuvre, n’ayant qu’un seul objet et pour unique dessein de persévérer dans son être, n’est-il pas toujours, nécessairement, un ressassement? Et, quelques semaines plus tard, reprenant cette idée de l’amour comme ressassement ou continuelle reprise, j’aiguiserais encore un peu ma formulation, en demandant a Marie si l’amour, quand il durait, pouvait être autre chose qu’une resucée?
p. 153   Je m’étais allongé sur le lit en manteau, les mains dans les poches (on ne se refait pas), et je regardais le plafond, dans un désœuvrement semblable à celui que j’avais éprouvé à Tokyo dans les premiers temps de notre séparation. Je regardais le plafond, non pas directement, mais légèrement en biais, et cette façon particulière de regarder le plafond, avec cette imperceptible inclinaison du regard (les associations d’idées tiennent parfois à peu de choses), me rappela alors, non pas le plafond de la chambre d’hôtel de Tokyo où j’étais descendu, mais l’état d’esprit dans lequel je me trouvais à ce moment-là, pendant ces heures interminables, où je demeurais étendu sans rien faire dans cette chambre d’hôtel de Tokyo, à méditer cette vérité amère qui s’affirmait à moi chaque jour avec davantage d’acuité, que les journées sont affreusement longues et la vie dramatiquement courte.

La vérité sur Marie (2009) Extraits:
p. 44   J'étais entré dans l'immeuble, j'avais passé la porte cochère et je m'étais engagé dans les escaliers pour rejoindre Marie. La porte de l'appartement était restée ouverte sur le palier, et j'étais entré dans l'appartement, j'avais suivi le couloir sans bruit. En pénétrant dans la chambre, j'avais tout de suite remarqué la présence d'une paire de chaussures près du lit. C'était la seule trace qui demeurait de la présence de l'homme dans la pièce. Pour le reste, tout avait disparu, plus rien ne témoignait de son passage, pas le moindre vestige des soins qui lui avaient été prodigués moins de cinq minutes plus tôt, pas l'ombre d'un flacon ou d'une compresse oubliés sur le sol. Je regardais cette paire de chaussures au pied du lit, abandonnée et en désordre (l'une était droite et l'autre avait versé sur le parquet), des chaussures italiennes, allongées , élégantes, puissantes et en même temps effilées, en peau précieuse, de cuir ou de la vachette, une paire de richelieux classiques à la fois fermes et souples, sans doute très confortables, fidèles à la réputation d'excellence des chaussures italiennes dont les meilleures passent pour être de véritables gants de pied, une couleur indéfinissable, quelque chose de daim ou de chamois, les lacets très fins, durs comme du fil de pêche, l'empeigne veloutée, légèrement pelucheuse, étayée de multiples petites perforations décoratives qui soulignaient discrètement la ligne surpiquée des coutures, avec, tracée dans la doublure – la doublure neuve, qui devait encore garder une très légère odeur de cuir frais – une très discrète et quasi subliminale inscription dorée. Je regardais ces chaussures vides, abandonnées au pied du lit, c'était tout ce qui demeurait de cet homme dans la chambre. De lui, comme dans une image mythologique d'homme foudroyé, ne subsistait que ses chaussures.
p. 146   Que faisais-je là? Je n'aurais sans doute jamais dû me trouver là, la probabilité que je me rende aux courses ce jour-là à Tokyo était infime (j'étais tombé par hasard le matin sur un article du Japan Times qui annonçait la réunion), et la probabilité que Marie y soit en même temps que moi était quasiment nulle. J'étais pourtant soudain confronté à l'improviste à la présence de Marie, je l'avait aperçue moi aussi, je voyais Marie à une vingtaine de mètres de moi, immobile sur les marches de l'escalator, accompagnée d'un homme que je ne connaissais pas, un homme plus âgé qu'elle en élégant manteau sombre et écharpe de cachemire. Elle n'était pas à son bras, mais elle était avec lui, cela sautait aux yeux, elle était implicitement avec lui, elle était violemment avec lui, la minuscule distance qui les séparait était plus violente que s'ils s'étaient touchés, mais il n'y avait pas de contact entre eux, ils se frôlaient de l'épaule, un infime écart de vide demeurait entre leurs manteaux. Je regardais Marie, et je voyais bien que je n'étais plus là, que ce n'était plus moi maintenant qui était avec elle, c'était l'image de mon absence que la présence de cet homme révélait. J'avais sous les yeux une image saisissante de mon absence. C'était comme si je prenais soudain conscience visuellement que, depuis quelques jours, j'avais disparu de la vie de Marie, et que je me rendais compte qu'elle continuait à vivre quand je n'étais plus là, qu'elle vivait en mon absence – et d'autant plus intensément sans doute que je pensais à elle sans arrêt.

Faire l'amour (2002) Extraits:
p. 30  Lentement, j'étais remonté avec la bouche tout au long de son corps, m'attardant sur son ventre et sur ses seins, dépassant la fine frontière de dentelle de son soutien-gorge noir qui était resté attaché dans son dos, mais dont j'avais précautionneusement descendu les balconnets, de sorte que ses seins, délivrés du corset de dentelle, tombaient dans mes mains et se mouvaient très lentement sous mes doigts. Petit à petit, je remontais vers son visage, mes paumes glissant sur sa poitrine et ses épaules nues. D'instinct, ma bouche s'était sentie aimantée par sa bouche et l'appel des baisers, mais, au moment même où j'allais poser mes lèvres sur les siennes, je vis que sa bouche était fermée, close et butée dans une détresse muette, ses lèvres pincées qui n'attendaient nullement ma bouche, crispées dans la recherche d'un plaisir exclusivement sexuel. Et c'est alors, que, m'immobilisant et redressant la tête au-dessus de son visage dont les yeux bandés me voilaient l'expression, je vis apparaître très lentement une larme sous le mince rebord noir des lunettes des lunettes de soie lilas de la Japan Airlines, une larme immobile, à peine formée, qui tremblait tragiquement sur place, indécise, incapable de glisser davantage le long de la joue, une larme qui, à force de trembler à la frontière d'un tissu, finit par éclater sur la peau de sa joue dans un silence qui résonna dans mon esprit comme une déflagration.
J'aurais pu boire cette larme à même sa joue, me laisser tomber sur son visage et la recueillir avec la langue. J'aurais pu me jeter sur elle pour embrasser ses joues, son visage et ses tempes, arracher ses lunettes de tissu et la regarder dans les yeux, ne fût-ce qu'un instant, échanger un regard et se comprendre, communier avec elle dans cette détresse que l'exacerbation de nos sens aiguisait, j'aurais pu forcer ses lèvres avec ma langue pour lui prouver la fougue de l'élan inentamé qui me portait en elle, et nous nous serions sans doute perdus, en sueur, inconscients de nous-mêmes, dans une étreinte mouillée, salée, onctueuse, de baisers, de transpiration, de salive et de pleurs. Mais je n'ai rien fait, je ne l'ai pas embrassée, je ne l'ai pas embrassée une fois cette nuit-là, je n'ai jamais su exprimer mes sentiments. J'ai regardé la larme se dissiper sur sa joue, et j'ai fermé les yeux – en pensant que peut-être, en effet, je ne l'aimais plus.
p. 82   Nous continuions à avancer dans la foule, marchant d'un même pas, apparemment ensemble, les chaussettes en laine blanches assorties dans nos sandales avec leur identique et dérisoire liseré rouge et bleu à la cheville, mais chacun dans ses réflexions mauvaises et sa macération de l'incident. Nous ne disions rien – nous ne parlions plus. De temps à autre, furtivement, je la regardais. Peu importe qui était dans son tort, personne sans doute. Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans l'ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable.
p. 161   Cette fois-ci encore, après un bref échange en anglais avec le réceptionniste, j’entendis les sonneries se succéder dans le vide, et je m'apprêtais de nouveau à renoncer quand j'entendis décrocher. Il ne s'ensuivit aucun son, aucune voix, mais je sentais une présence au loin, j'entendais une respiration. Marie, dis-je à voix basse. Elle ne répondit pas tout de suite. Puis, dans un murmure, elle finit par me dire qu'elle dormait, c'était à peine une phrase articulée, plutôt une plainte alanguie, encore ensommeillée. De la cabine, je voyais un arrêt de bus désert. Il faisait nuit, quelques piétons passaient sur le trottoir en direction du sanctuaire Heian. Marie, qui avait reconnu ma voix, me demanda d'une voix douce quelle heure il était, et je soulevais un bras dans la pénombre de la cabine pour regarder l'heure, je lui dis qu'il était six heures moins vingt. Six heures moins vingt, répéta-t-elle. C'était une heure qui ne lui disait rien apparemment, et même qui la déconcertait, qui renforçait la légère confusion qui devait régner dans son esprit, comme si elle ne parvenait pas à établir si c'était six heures du soir ou six heures du matin, puis les choses revinrent peu à peu, et elle m'expliqua que Yamada Kenji devait venir la chercher à l'hôtel à sept heures pour dîner. Je faisais la sieste, me dit-elle, et alors je reconnus sa voix, son timbre, son intonation, l'once de sensualité et de malice qui la caractérisait. Marie, c'était Marie, elle était près de moi, j'entendais son souffle. Je ne bougeais pas dans la cabine, je ne disais rien, je l'écoutais en silence, elle s'était mise à me parler à voix basse. Elle allait bien, me disait-elle, elle était très concentrée, absorbée par le travail, ses journées étaient épuisantes, mais le montage de l'exposition était fini, je ne lui manquais pas tellement, c'était peut-être mieux pour son travail que je ne sois pas là. Oui, je crois que je suis mieux seule en ce moment, me dit-elle. Elle disait tout cela d'une voix égale et douce, légèrement ensommeillée, et je songeais que je ressentais la même chose qu'elle, finalement, que moi aussi j'étais mieux seul en ce moment, plus calme et plus apaisé, je ne pouvais que m'incliner devant la lucidité de son jugement, même si j'aurais préféré faire les mêmes constatations moi-même, car on allège toujours la cruauté d'un constat par la satisfaction d'en établir soi-même la pertinence.
Les livres de Jean-Philippe Toussaint sont tous publiés par Les Editions de Minuit

16.12.13

Allô! t'es où?

KLE 33 79, à ne pas confondre avec KEL 33 79, l'un est KLEber l'autre KELlermann. Et, évidemment, cela n'a strictement rien à voir. C'est comme 75 et 92. L'un, c'est Paris; l'autre, c'est l'autre. Trivialement, si j'ose dire, ce serait comme Schmit et Schmidt.
Moi j'aimais bien ces dénominations lettrées (téléphonique) ou chiffrées (immatriculation) qui nous donnait à voir instantanément où et donc d'une certaine manière comment et à qui on avait affaire. Pas du tout politiquement correct ce que je suis en train d'écrire, j'en suis bien conscient. Cependant, je poursuis.
Déjà, on s'évitait cet affreux et hélas immanquable «t'es où!», voire pire «t'es d'où?», préambule justifié par la nécessité pour deux êtres qui se joignent –oui, se contacter, c'est aussi se joindre– de se situer mutuellement. Nécessité impérative quasiment, on n'y échappe peu. Pour ma part, je le confesse à mon corps défendant, c'est le cas de le dire, je n'y échappe pas toujours.
C'est à l'écoute d'une émission radiophonique dominicale culturelle française ou plus exactement d'une émission dominicale sur une chaîne radiophonique culturelle, que m'est venue l'idée de ces lignes: un intervenant à moins que ce ne soit une intervenante (il y avait l'une et l'autre donc il se peut que la confusion ici surgisse) définissait ce allo-t'es-où par ce besoin irrépressible de l'Autre que notre société virtuelle et réseautée annihilait, etc etc.
Je songeais prosaïquement qu'il s'agissait plus simplement d'un besoin pragmatique voire purement technique de qualifier géographiquement et au delà, son interlocuteur; besoin qui a surgi tout simplement avec l'arrivée du mobile (téléphone portatif, portable puis transportable) et successivement, plus radicalement encore sans doute, de tous ses dérivés, succédanés et même avatars*.
Ce n'est pas une critique mais un constat: si l'on s'en tient aux seuls instruments courants on ne sait plus naturellement d'où l'on se parle et d'où l'on vient. Mais, est-ce grave?
La réponse est sans doute multipliée par le nombre croissant d'usagerset relativement stable de transportés compte tenu des accidents mortels et de la relève naturelle des générations– je ne puis que donner la mienne qui n'a donc de valeur indicative qu'à mon horizon personnel, ce qui je le reconnais limite sacrément l'ambition de ce qui veut être un blog planétaire, et son post de la même dimension.
Moi, je regrette un peu le déficit d'identification dans l'usage courant qui permettait de se relier aisément et spontanément à une strate instantanément riche d'informations – que celles-ci soient connotées ou non peu importe, cela relève (relevait) de la conscience de chacun(e).
En même temps, car mon cœur balance sinon ce serait trop simple, j'apprécie par ailleurs une certaine forme d'anonymat urbain, je le recherche même d'une certaine façon, vivant en Europe certes mais à l'étranger tout de même depuis plus de quinze ans. Choix délibéré qui entrerait en contradiction avec le sujet même que je traite ici s'il me vient à en regretter les aspects, KLE & 75. Hé bien non, ce n'est pas contradictoire. On a jamais trouvé que la verticale et l'horizontale étaient incompatibles! Ainsi pourrait-on dire que la verticale de l'identification géographique –arbre comme emplacement: domicile, bureau, café, cabine téléphonique– et l'horizontale de la communication immédiate, quasi instantanée, se combineraient harmonieusement dans l'évitement d'un questionnement autant systématique qu'ordinaire. Nous l'éviterait, je veux dire.
Vous avez tout suivi? Moi non plus.

*En réalité, je serais bien en peine de proposer là tout de suite un seul exemple d'avatar mais je compte bien sur la théorie de l'évolution, et donc j'anticipe; sans grand risque d'être plus tard démenti. L'avatar, ça viendra, forcément!

6.12.13

Héros d'Humanité



Invictus !
Le titre latin signifie « invaincu, dont on ne triomphe pas, invincible »

Depuis l’obscurité qui m’envahit,
Noire comme le royaume de l’enfer,
Je remercie les dieux quels qu’ils soient
Pour mon âme indomptable.

Dans l’étreinte féroce des circonstances,
Je n’ai ni bronché ni pleuré
Sous les coups de l’adversité.
Mon esprit est ensanglanté mais inflexible.

Au-delà de ce monde de colère et de larmes,
Ne se profile que l’horreur de la nuit.
Et pourtant face à la grande menace
Je me trouve et je reste sans peur.

Peu importe combien le voyage sera dur,
Et combien la liste des châtiments sera lourde,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.

William Ernest Henley (1849 – 1903)
Poème écrit en 1875, choisi par Nelson Mandela pour accompagner ses jours lors des vingt-huit années qu’il a passées en prison pour la cause de la Liberté en Afrique du Sud


Whitney Houston at Wembley
The Nelson Mandela 70th Birthday Tribute was a popular-music concert staged on June 11, 1988 at Wembley Stadium, London to 67 countries and 600 million people. It was also referred to as Freedomfest, Free Nelson Mandela Concert and Mandela Day.

2.12.13

Civiliser, disent-ils.

... l'homme africain n'est pas encore assez entré dans l'histoire. Dakar, 26 juillet 2007
... l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. Latran, 20 décembre 2007
Un bon cru le 2007 !
Tiens, un peu de lecture...
« Le pilote de l'avion-taxi me présenta un de ses collègues yougoslaves qui transportait du fret dans l'île Dawson. il me prit à son bord. Je voulais voir le camp de concentration où étaient détenus les ministres d'Allende, mais les soldats ne me permirent pas descendre de l'appareil.
  Charley avait rapporté une anecdote sur la première prison de l'île.
  « Les pères salésiens établirent une mission sur l'île Dawson et demandèrent au gouvernement chilien de leur envoyer tous les Indiens qu'on capturait. Les pères rassemblèrent bientôt un grand nombre d'Indiens et se mirent en devoir de leur inculquer les rudiments de la civilisation. Ce régime ne convenait en aucune façon aux Indiens, et bien qu'on eût mis à leur disposition de la nourriture et des cabanes pour se loger, ils ne songeaient qu'à retourner à leur ancienne vie de nomades.
  « A l'époque dont je parle, les épidémies avaient réduit leur nombre à quelque quarante individus. Ils avaient causé bien des soucis aux pères, en tentant de s'évader, en se mutinant et en refusant de travailler. Puis, soudain, ils devinrent obéissants et tranquilles. Ces signes n'échappèrent pas aux religieux qui remarquèrent que les hommes tombaient toujours de fatigue le matin et s'endormaient pendant les heures de travail. Ils leur dressèrent des pièges et découvrirent que les Indiens sortaient dans la forêt le soir après s'être retirés dans leurs huttes. Ils essayèrent de les suivre, mais les Indiens s'en apercevaient toujours et se promenaient alors sans but dans les bois pendant des heures avant de revenir à la mission.
  « Cette situation se prolongea  pendant plusieurs mois sans que le mystère fût éclairci. Un jour, un des missionnaires, revenant d'une partie éloignée de l'île, perdit son chemin. La nuit venue, ils s'allongea pour se reposer... et entendit des voix à travers les arbres. Il s'approcha en rampant et se rendit compte qu'il avait découvert le repaire des Indiens. Il resta là tapi toute la nuit, et lorsque les Indiens s'en retournèrent accomplir leur labeur de la journée, il sortit de sa cachette. Il trouva, enfouie sous les branches, une pirogue magnifiquement construite, creusée d'une seule pièce dans un tronc d'arbre. En amincissant les parois ils l'avaient rendue assez légère pour pouvoir la déplacer, bien qu'elle fût immense. Les Indiens la tiraient jusqu'à la plage distante d'environ quatre cents mètres, et le missionnaire s’aperçut qu'ils avaient ouvert un sentier presque jusqu'au bord de l'eau.
  « Il retourna à la mission avec ces nouvelles. Les pères tinrent un conseil de guerre et décidèrent de rester aux aguets en inspectant la pirogue de temps en temps pour constater l'avancement de l'opération. Les jours passèrent, et les Indiens sans méfiance continuaient à traîner leur embarcation vers la plage. C'était un travail de longue haleine, les courtes nuits d'été ne leur permettant de gagner que quelques mètres par jour.
  «  Les prêtres devinèrent que les Indiens attendraient d'avoir passé Noël, car on leur promettait des arions supplémentaires.Alors qu'on célébrait la fête de Noël à la mission, les pères envoyèrent deux hommes munis d'un passe-partout et de journaux. Ils scièrent la pirogue par le milieu, en plaçant le papier journal sur le sol pour ramasser la sciure ; ainsi, les pauvres abrutis ne s'apercevraient de rien avant d'avoir entassé tout leur ravitaillement.
  « La grande nuit arriva, après de longs mois d'attente anxieuse. Ils se rassemblèrent tous autour de la pirogue et tentèrent de la tirer à l'eau... et elle se sépara en deux morceaux.
  « Ce fut le tour le plus vil qu'à ma connaissance on ait jamais joué à ces pauvres Indiens, rendre leur pirogue inutilisable au moment précis où elle devait les emporter loin de leur prison abhorrée. C'eût été un moindre mal si les pères avaient détruit le bateau dès sa découverte. Mais avoir permis que le ravail se poursuivît jusqu'à ce que la pirogue fût approvisionnée et halée sur la plage me frappa comme étant le summum de la cruauté.
  « Je demandai quelle fut la réaction des Indiens. On me répondit qu'ils retournèrent dans leurs cabanes et firent comme s'il ne s'était rien passé. »




En Patagonie, Bruce Chatwin, éd. Grasset Les Cahiers Rouges p.275-277