2.12.13

Civiliser, disent-ils.

... l'homme africain n'est pas encore assez entré dans l'histoire. Dakar, 26 juillet 2007
... l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. Latran, 20 décembre 2007
Un bon cru le 2007 !
Tiens, un peu de lecture...
« Le pilote de l'avion-taxi me présenta un de ses collègues yougoslaves qui transportait du fret dans l'île Dawson. il me prit à son bord. Je voulais voir le camp de concentration où étaient détenus les ministres d'Allende, mais les soldats ne me permirent pas descendre de l'appareil.
  Charley avait rapporté une anecdote sur la première prison de l'île.
  « Les pères salésiens établirent une mission sur l'île Dawson et demandèrent au gouvernement chilien de leur envoyer tous les Indiens qu'on capturait. Les pères rassemblèrent bientôt un grand nombre d'Indiens et se mirent en devoir de leur inculquer les rudiments de la civilisation. Ce régime ne convenait en aucune façon aux Indiens, et bien qu'on eût mis à leur disposition de la nourriture et des cabanes pour se loger, ils ne songeaient qu'à retourner à leur ancienne vie de nomades.
  « A l'époque dont je parle, les épidémies avaient réduit leur nombre à quelque quarante individus. Ils avaient causé bien des soucis aux pères, en tentant de s'évader, en se mutinant et en refusant de travailler. Puis, soudain, ils devinrent obéissants et tranquilles. Ces signes n'échappèrent pas aux religieux qui remarquèrent que les hommes tombaient toujours de fatigue le matin et s'endormaient pendant les heures de travail. Ils leur dressèrent des pièges et découvrirent que les Indiens sortaient dans la forêt le soir après s'être retirés dans leurs huttes. Ils essayèrent de les suivre, mais les Indiens s'en apercevaient toujours et se promenaient alors sans but dans les bois pendant des heures avant de revenir à la mission.
  « Cette situation se prolongea  pendant plusieurs mois sans que le mystère fût éclairci. Un jour, un des missionnaires, revenant d'une partie éloignée de l'île, perdit son chemin. La nuit venue, ils s'allongea pour se reposer... et entendit des voix à travers les arbres. Il s'approcha en rampant et se rendit compte qu'il avait découvert le repaire des Indiens. Il resta là tapi toute la nuit, et lorsque les Indiens s'en retournèrent accomplir leur labeur de la journée, il sortit de sa cachette. Il trouva, enfouie sous les branches, une pirogue magnifiquement construite, creusée d'une seule pièce dans un tronc d'arbre. En amincissant les parois ils l'avaient rendue assez légère pour pouvoir la déplacer, bien qu'elle fût immense. Les Indiens la tiraient jusqu'à la plage distante d'environ quatre cents mètres, et le missionnaire s’aperçut qu'ils avaient ouvert un sentier presque jusqu'au bord de l'eau.
  « Il retourna à la mission avec ces nouvelles. Les pères tinrent un conseil de guerre et décidèrent de rester aux aguets en inspectant la pirogue de temps en temps pour constater l'avancement de l'opération. Les jours passèrent, et les Indiens sans méfiance continuaient à traîner leur embarcation vers la plage. C'était un travail de longue haleine, les courtes nuits d'été ne leur permettant de gagner que quelques mètres par jour.
  «  Les prêtres devinèrent que les Indiens attendraient d'avoir passé Noël, car on leur promettait des arions supplémentaires.Alors qu'on célébrait la fête de Noël à la mission, les pères envoyèrent deux hommes munis d'un passe-partout et de journaux. Ils scièrent la pirogue par le milieu, en plaçant le papier journal sur le sol pour ramasser la sciure ; ainsi, les pauvres abrutis ne s'apercevraient de rien avant d'avoir entassé tout leur ravitaillement.
  « La grande nuit arriva, après de longs mois d'attente anxieuse. Ils se rassemblèrent tous autour de la pirogue et tentèrent de la tirer à l'eau... et elle se sépara en deux morceaux.
  « Ce fut le tour le plus vil qu'à ma connaissance on ait jamais joué à ces pauvres Indiens, rendre leur pirogue inutilisable au moment précis où elle devait les emporter loin de leur prison abhorrée. C'eût été un moindre mal si les pères avaient détruit le bateau dès sa découverte. Mais avoir permis que le ravail se poursuivît jusqu'à ce que la pirogue fût approvisionnée et halée sur la plage me frappa comme étant le summum de la cruauté.
  « Je demandai quelle fut la réaction des Indiens. On me répondit qu'ils retournèrent dans leurs cabanes et firent comme s'il ne s'était rien passé. »




En Patagonie, Bruce Chatwin, éd. Grasset Les Cahiers Rouges p.275-277

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