PAN
TROGLODYTES
« Je m'installe dans le hamac, mon verre à la main, je sirote mon
Coca-Cola light à l'aide d'une paille, et je me complais dans la
contemplation des humains. Je les regarde. Ils sont nombreux et
pourtant ils sont seuls. Ils s'assoient sur des chaises. Ils posent
leurs mains à plat sur leurs genoux. Ils s'entourent d'objets :
bouilloire, théière, cuillère, tapis, télévision, tableaux
accrochés sur les murs. Ils sont attachés au décorum. Ils sont
propres. Certains plus que d'autres, si j'en juge par ce que j'ai
observé les rares fois où il m'a été donné de visiter des
intérieurs différents de celui où l'on me fait habiter. Les
humains sont doués pour l'absence : ils disent Untel est
triste, mais Untel n'est plus là. Ils disent Un jour, j'aurai du
temps, mais le temps n'est pas là. Ils présument de tout. Les
humains disent Ma maison. Ils disent J'ai un jardin. Ils disent Ma
famille, mes amis. Ils disent Les gens, ils disent Le monde. Les
humains disent Mon singe en me montrant du doigt. Il dit J'ai acheté
mon singe en Afrique. Il dit Je recrute mes hommes moi-même. Il dit
J'ai rencontré ma femme à Cuba en 1972 et j'ai tout de suite su que c'était elle. Il dit Mon argent, Mon singe, Mes hommes, Ma
femme, Ma business.
Les
humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré
les fleuves et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains
restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et
pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible
poids. Quelque chose les affaisse. Il pleut : voilà qu'ils
courent. Ils espèrent les dieux et cependant ne voient pas les yeux
des bêtes tournés vers eux. Ils n'entendent pas notre silence qui
les écoute. Enfermés dans leur raison, la plupart ne franchiront
jamais le pas de la déraison, sinon au prix d'une illumination qui
les laissera fous et exsangues. Ils sont absorbés par ce qu'ils ont
sous la main, et quand leurs mains sont vides, ils les posent sur
leur visage et ils pleurent. Ils sont comme ça. »
Anima,
Wajdi Mouawad (Leméac/Actes Sud 2012)