7.1.13

monnaie de singe?


PAN TROGLODYTES
« Je m'installe dans le hamac, mon verre à la main, je sirote mon Coca-Cola light à l'aide d'une paille, et je me complais dans la contemplation des humains. Je les regarde. Ils sont nombreux et pourtant ils sont seuls. Ils s'assoient sur des chaises. Ils posent leurs mains à plat sur leurs genoux. Ils s'entourent d'objets : bouilloire, théière, cuillère, tapis, télévision, tableaux accrochés sur les murs. Ils sont attachés au décorum. Ils sont propres. Certains plus que d'autres, si j'en juge par ce que j'ai observé les rares fois où il m'a été donné de visiter des intérieurs différents de celui où l'on me fait habiter. Les humains sont doués pour l'absence : ils disent Untel est triste, mais Untel n'est plus là. Ils disent Un jour, j'aurai du temps, mais le temps n'est pas là. Ils présument de tout. Les humains disent Ma maison. Ils disent J'ai un jardin. Ils disent Ma famille, mes amis. Ils disent Les gens, ils disent Le monde. Les humains disent Mon singe en me montrant du doigt. Il dit J'ai acheté mon singe en Afrique. Il dit Je recrute mes hommes moi-même. Il dit J'ai rencontré ma femme à Cuba en 1972 et j'ai tout de suite su que c'était elle. Il dit Mon argent, Mon singe, Mes hommes, Ma femme, Ma business.
Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids. Quelque chose les affaisse. Il pleut : voilà qu'ils courent. Ils espèrent les dieux et cependant ne voient pas les yeux des bêtes tournés vers eux. Ils n'entendent pas notre silence qui les écoute. Enfermés dans leur raison, la plupart ne franchiront jamais le pas de la déraison, sinon au prix d'une illumination qui les laissera fous et exsangues. Ils sont absorbés par ce qu'ils ont sous la main, et quand leurs mains sont vides, ils les posent sur leur visage et ils pleurent. Ils sont comme ça. »
Anima, Wajdi Mouawad (Leméac/Actes Sud 2012)

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