La
patrie dans les ténèbres
« Ma
poésie et ma vie ont couru comme un fleuve américain, comme un
torrent du Chili, né dans la profondeur secrète des montagnes
australes et dirigeant inlassablement vers une issue marine le
mouvement de ses eaux. Ma poésie n'a rien rejeté de ce qu'a charrié
son courant ; elle a accepté la passion, elle a développé le
mystère, elle s'est frayée un chemin dans le cœur du peuple.
Mon
destin a été de souffrir et de lutter, d'aimer et de chanter ;
le triomphe et la défaite ont été mon lot en ce monde, et j'ai
connu le goût du pain et j'ai connu le goût du sang. Que peut
désirer d'autre un poète ? Toutes les alternatives, celles qui
vont des larmes aux baisers, de la solitude à la chaleur populaire,
durent et agissent dans ma poésie, car j'ai vécu pour elle et elle
a nourri mes combats. Si j'ai reçu nombre de prix, des prix fugaces
comme des papillons au pollen fugitif, j'ai obtenu un prix suprême,
un prix que beaucoup dédaignent mais qui, en réalité, est pour
beaucoup inaccessible. Je suis arrivé, au long d'une dure leçon
d'esthétique et de recherche, à travers les labyrinthes de la
parole écrite, à être le poète de mon peuple. C'est là ma
récompense, et non les œuvres et les poèmes traduits ou les livres
rédigés pour décrire ou disséquer mes mots. Ma récompense est ce
moment grave de ma vie où, au fond du charbon de Lota, en plein
soleil dans la salpêtrière ardente, un homme est monté de la fosse
comme on remonte de l'enfer, le visage transformé par le travail
terrible, les yeux rougis par la poussière et, me tendant sa main
durcie, cette main qui porte la carte de la pampa dans ses cals et
ses rides, m'a dit, les yeux brillants : « Il y a
longtemps que je te connais, mon frère. » oui, c'est le
laurier de ma poésie, ce trou dans la pampa redoutable, d'où sort
un ouvrier à qui le vent, la nuit et les étoiles du Chili ont
répété maintes et maintes fois : « Tu n'es pas seul ;
il existe un poète qui pense à tes souffrances. »
J'adhérai
au Parti Communiste le 15 juillet 1945. »
J'avoue
que j'ai vécu,
de
Ricardo Neftali Reyes Basolato (Pablo Neruda)
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