11.4.13

le paradis fiscal est 'fondamental'

ou : de l'approfondissement du débat fondamental.
Etienne Kleinest l'invité non autorisé de AUDIENCE & RESONANCE pour sa brillante chronique faite aux Matins de France Culture et qui porte pour titre :

vide quantique et paradis fiscaux

« Je voudrais vous parler aujourd’hui du vide quantique, qui me servira ensuite de creuset métaphorique pour faire allusion – une fois n’est pas coutume – à l’actualité politique.
On définit souvent le vide comme étant ce qui reste dans un volume après qu'on en a extrait tout ce qui est possible : le volume demeure, mais il n’y a plus rien à l’intérieur ; l’espace a en quelque sorte été lavé de toute matière, on n’y trouve plus le moindre atome.
Forts de cette définition, imaginons que nous puissions retirer de l’intérieur d’une enceinte toutes les particules de matière et de lumière qu’elle contient, sans la moindre exception, et atteindre ainsi le vide parfait. Ce vide parfait se réduirait-il à de l’espace pur ? À cette question, la physique quantique répond : non, le vide n’est pas vide, il contient de l’énergie, il est même rempli de ce qu’on pourrait appeler de la matière fatiguée, de la matière « en état de veilleuse ». Car au sein de cette enceinte où nous aurions fait le vide avec la meilleure des pompes imaginables, demeureraient des particules dites « virtuelles », c’est-à-dire des particules bel et bien présentes mais qui n’existent pas réellement… Elles ne possèdent pas assez d’énergie pour pouvoir vraiment se matérialiser, elles n’ont pas l’intégralité de leur mc2 si vous préférez, elles sont en dehors de leur « couche de masse » et, de ce fait, elles ne sont pas directement observables. Elles se trouvent en situation d’hibernation, dans une sorte de sommeil ontologique ou d’ontologie endormie, je ne sais quelle est la meilleure façon de dire. Pour les faire exister vraiment, il faut leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation.
C’est ce qui se passe quand deux particules provenant d’un accélérateur de haute énergie entrent en collision. Elles offrent leur énergie au vide quantique, et du coup, les particules virtuelles qu’il contenait deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire (je n’ose pas dire hors de leur exil, car ce terme est désormais fiscalement connoté). Le vide soudain se réchauffe et les particules qui y étaient endormies retrouvent la vitalité qu’elles avaient dans l’univers primordial. Finalement, un grand collisionneur de particules comme le LHC n’est jamais qu’une machine servant à chauffer le vide…
Mais pour que vous compreniez mieux ce qu’est ce vide quantique qui n’est pas du tout vide mais qui est tout à fait quantique, il faut que je vous explique un peu mieux les choses.
Un système physique, par exemple une particule, se définit par un certain nombre de propriétés identiques pour tous les systèmes du même type. Ainsi, si je prends comme système un électron, je peux dire tous les électrons ont rigoureusement la même masse et la même charge électrique. Mais en plus de ces propriétés universelles, les électrons ont des propriétés qui, elles, peuvent varier de l'un à l'autre : leur énergie, pour commencer, ou bien la direction de leur spin. L'ensemble de ces quantités définit ce qu'on appelle « l’état » de la particule. On le représente par un « champ », un « champ quantique », qui est une fonction de l’espace et du temps.
Ces « champs quantiques » ont la propriété de s'étendre dans tout l'espace et surtout, ils ne peuvent pas s’annuler partout en même temps. En clair, à un instant donné, un champ quantique n’est jamais égal à zéro dans tout l’espace. Tout se passe donc comme si les champs quantiques étaient collés à l’espace, d’une façon impossible à défaire. Cela veut dire que même quand on fait le vide, ils sont encore et toujours là.
Prenons comme système un électron. La physique quantique le décrit par un champ électronique qui a la propriété, disent les équations, d'être « toujours là », même quand aucun électron n’est présent en chair et en os : il est absolument impossible de le faire disparaître, tout comme il est impossible d’extraire l’énergie qu’il contient. Dès lors, le vide ne peut plus être considéré comme ce qui reste lorsqu'on a enlevé le champ (puisque cette opération est impossible), mais comme un état particulier du champ, un état qu’on appelle l’état « fondamental » car le système ne peut pas avoir une énergie plus petite que celle qu’il possède lorsqu’il se trouve dans cet état.
Tout cela est intéressant d’un point de vue philosophique. Car s’il n'y a plus de distinction formelle entre le vide et les autres états, il devient impossible de lui donner un statut réellement à part : il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d'accéder à l'existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. Matière et vide se retrouvent liés de façon insécable.
Pourquoi est-ce que je vous raconte cela ? A cause de l’actualité politique.
Parce qui si vous m’avez bien écouté, Alain, vous avez compris qu’au prix d’un petit déménagement conceptuel, ce que je viens de dire du vide quantique pourrait s’appliquer aux paradis fiscaux, dont on a trop souvent dit qu’ils étaient des trous noirs, ce qui n’est pas la meilleure comparaison : à mon avis, les paradis fiscaux, truffés d’euros virtuels jusqu’à la glotte, sont plutôt à l’économie réelle ce que le vide quantique est à la matière concrète. Je viens de vous expliquer que si on met de l’énergie dans le vide quantique, on en fait sortir des particules. Eh bien mon petit doigt me souffle que si on mettait un peu plus d’énergie à fouiller les paradis fiscaux, on pourrait en extraire des ressources en transformant des euros virtuels en euros réels. Par les temps qui courent, ce ne serait pas du luxe pour nos démocraties qui sont à la fois endettées et bafouées par les cyniques.
A propos, Alain, et pour en finir, connaissez-vous l’anagramme de « la Crise économique » ? C’est « le scénario comique »… Je ne l’aime pas beaucoup, cette anagramme, car elle contredit la réalité, qui est douloureuse pour beaucoup de gens. Et il y a des jours où elle contredit la réalité encore plus que d’habitude… »

*Etienne Klein est physicien, professeur à l'Ecole centrale à Paris et directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au CEA (Commissariat d’Energie Atomique), docteur en philosophie des sciences, spécialiste du temps.
Il a publié plusieurs essais sur la physique et la question du temps, notamment :
- Il était sept fois la révolution. Albert Einstein et les autres…, Paris, Flammarion, 2005 ; coll. « Champs », 2007.
- Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Flammarion, coll. « NBS », 2007 ; coll. « Champs », 2009.
- Galilée et les Indiens. Allons-nous liquider la science ?, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2008.
- Discours sur l’origine de l’univers, Paris, Flammarion, coll. « NBS », 2010.
- « Anagrammes renversantes ou le sens caché du monde (avec Jacques Perry-Salkow), Paris, Flammarion, novembre 2011.

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