5.11.09

Avoir* (ou)

*un pauvre
D'une phrase...
Extrait–1ère partie :
« Il y a un bon nombre d'années de ça on m'a emmenée en Alentejo à la confirmation de foi de la fille d'une couturière de la maison qui s'était mariée et ce que j'y ai vu c'est une foule de rustres, des hommes à moustaches et des femmes coiffées en toupet, mastiquant la bouche ouverte et déversant des assiettes entières de sandwichs au jambon dans des sacs plastique, moi agrippée aux jupes de ma mère, et ma mère avec une grimace de reine entourée de vassaux qui n'en étaient pas dignes, d'un haussement d'épaules résigné
— Quoi qu'on fasse pour les faire évoluer ces petites gens sont comme ca
tout cela se passant dans une église ou dans un couvent abandonné sans plafond, avec des tableaux des saints martyrisés au-dessus des restes de l'autel, des chiens errants en train de se disputer un morceau de poulet sous la table, un aveugle jouant de l'accordéon dans le confessionnal, le sacristain flanquant des bourrades au parrain qui tenait une bouteille d'anis dans sa main ballante, et la couturière, traînant elle aussi un sac plastique débordant de mangeaille, avec des plumes tombant de ses cheveux, la couturière, se frottant au manteau de fourrure de ma mère en nous offrant un plat composé de cure-dents plantés dans des rondelles de boudin qu'une vieille, avec des piaulements de moineau, fourrait en un éclair de rapine dans son sac à main
— Appréciez-vous le repas madame ?
ma mère s'époussetant en cachette
(— Je parie qu'ils m'ont refilé une cargaison de poux)
d'un air renfrogné, sans sourire, faisant signe au chauffeur qui l'escortait comme un gorille suisse du Vatican
— Le plus possible Aurora
ma mère déjà hors de l'église en ruine, dans un patio où les marmots des invités se couraient après en se lançant des pierres et où un groupe de filles sous des masques de ouistiti autour d'un orgue de Barbarie, épiées par des lascars avec bottes en basane et joues garnies de pattes, se photographiaient mutuellement en poussant des cris d'excitation, ma mère se parfumant avec un vaporisateur comme on se désinfecte
— Quelle odeur mon Dieu
et à peine sommes-nous arrivées à Estoril qu'elle m'a prescrit de prendre un bain et de me laver la tête à cause des punaises, des maladies et de la fumée des fritures, et à chaque fois qu'il m'arrivait d'aller à Palmela, je revoyais la fête de confirmation en Alentejo, les mêmes personnes, la même confusion, le même inconfort en dépit des meubles et des tableaux raisonnables, des porcelaines qui n'auraient pas été vilaines si elles n'avaient été recollées et des photos de Salazar et de la reine, en dépit des sonorités du piano, des miroirs prétentieux et du bataillon des servantes mal fagotées, un jour j'ai raconté à ma mère comment était le domaine et elle, sur le point de se rendre chez son masseur ou chez les Sœurs de la Charité
— Qu'est-ce que la demoiselle espérait de la part de péquenauds qui n'ont même pas un pauvre à eux ?
tandis que moi, chaque mercredi, j'avais un pauvre pour moi toute seule, un pauvre à qui on m'interdisait de donner de l'argent pour qu'il n'aille pas aussitôt le dépenser en eau-de-vie car c'est ce que font les pauvres dès qu'ils se voient avec le plus petit sou dans leur poche, je lui donnais seulement des chaussures et des vêtements qui ne servaient plus et les restes du dîner de la veille dont le vétérinaire disait que leur assaisonnement pouvait faire du mal aux chiens et leur ternir le poil, quand mon pauvre est mort de tuberculose dans la cabane où il habitait, sur une colline surplombant la mer, battue par le vent et semée d'herbes, de dépotoirs et de jolies fleurs blanches, j'ai remarqué que dans sa cabane il n'y avait pas d'électricité ni de lumière mais qu'en revanche il y avait un lustre pendu au plafond agitant ses pendeloques de verre, un canari dans une cage affairé autour d'une feuille de laitue, et un corps étendu sur le sol parmi un tas de guenilles immondes, avec un pull de mon frère Gonçalo, en guise de couverture, et après la mort de mon pauvre on m'a offert un autre pauvre plus jeune qui durerait plus longtemps, en bonne santé, ne toussant pas encore, baptisé et avec ses vaccinations à jour, garanti par monsieur le curé comme n'ayant pas de vice et comme étant incapable de me manquer de respect, mais que j'ai dû renvoyer le Noël suivant après m'être plainte aux Sœurs de la Charité de son manque d'éducation car j'avais commis la sottise de lui donner dix escudos en lui recommandant
— Tâchez à présent de ne pas dépenser tout cela en eau-de-vie
et lui de me répondre avec une impolitesse inouïe en tournant et retournant la pièce dans sa main
— Bien sûr que non mademoiselle bien sûr que non soyez tranquille car je vais de ce pas aller au garage acheter une Alfa Romeo
ce qui m'a permis de comprendre que les pauvres ne savent pas tenir à leur place, ou bien ils traînent une tuberculose et nous jettent leurs bacilles en plein visage, ou bien ils deviennent tout à fait odieux, enragés qu'ils sont d'être pauvres et d'habiter dans des cabanes de planches et de tôles en zinc sur un versant de colline au-dessus des vagues, avec le soleil faisant reluire la misère, des boîtes de conserve et les tessons éparpillés dans l'herbe, de sorte que jamais plus je n'ai voulu avoir un pauvre à moi, d'autant que j'ai déjà suffisamment de tracas dans la vie, les maladresses de la coiffeuse de chez qui je ressors avec une coupe mal taillée, et les bêtises des gosses avec la drogue, les gosses élevés par moi seule vu que João passait des semaines et des semaines au domaine de Palmela, lequel après le cauchemar de la révolution et la maladie de mon beau-père s'est mis à ressembler à un camp de Gitans, confiné dans le garage à construire un bateau, on ne comprend d'ailleurs pas pourquoi puisque il n'y a pas d'eau alentour, João qui, tant que nous avons vécu ensemble, était comme inexistant, il ne savait pas jouer au bridge, il ne savait pas choisir une cravate assortie à sa chemise, à partir d'une heure du matin il s'endormait la bouche béante au milieu des conversations alors même qu'on s'adressait à lui, et mes oncles si naïfs ou de si bonne foi uniquement parce que le père de João avait été ministre et avait reçu Salazar au domaine parmi les vaches et les hordes d'oiseaux, lui avait trouvé un poste au conseil fiscal de la banque où il se rendait à la fin du mois pour apposer sa signature et recevoir son chèque, jusqu'à une nuit où une de mes belles-sœurs m'a réveillée à grands cris comme si on l'étranglait
— Les Russes ont pris le Portugal Sofia si mademoiselle ne me croit pas qu'elle branche la radio (...) » 
Le manuel des inquisiteurs de António Lobo Antunes (Commentaire p.83-87) Christian Bourgois Editeur

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