*un pauvre
D'une phrase...
Extrait–2ème partie :
D'une phrase...
Extrait–2ème partie :
"— Ne voulez-vous pas
vous asseoir ?
c'était en janvier et les
bougainvillées interceptant la lumière augmentaient le silence, mon
père dans la clinique d'Alvalade incapable de parler, avec un vase
d'émail entre les cuisses
— Pipi
monsieur le docteur pipi
la balançoire vide oscillant de-ci
de-là, le moulin près du puits en train de rouiller au vent, les
vaches, les porcs et les poules ont fini par disparaître ou par être
volés, seuls sont restés les corneilles, les pigeons et les loups
d'Alsace sur la crête du versant, et moi dans le garage à finir mon
bateau en attendant qu'ils viennent m'expulser mais pas ainsi,
messieurs, pas ainsi, pas avec deux bonshommes insignifiants ouvrant
leur serviette, trifouillant des papiers, exhibant un avis
d'expulsion, et moi leur indiquant une chaise de paille percée
— Ne
voulez-vous pas vous asseoir ?
un des bonshommes orné d'une
moustache d'acteur comique cherchant un stylo dans sa poche
— Il
vous faut me signer cela
et ils ne ressemblaient pas à des
créatures à prendre au sérieux, ils ressemblaient aux clowns
qu'engageait Sofia pour l'anniversaire des gosses, qui entraient par
la porte de la cuisine, s'enfermaient dans la chambre aux armoires
pour s'enfariner le visage et apparaissaient en gants blancs après
le goûter, saluant les enfants et jouant des paso doble au
saxophone, les clowns qui semblaient être parents des servantes et à
qui Sofia offrait dans la cuisine une tranche de gâteau
d'anniversaire et leur remettait une enveloppe, puis ils partaient en
rasant le mur avec les instruments dans leur étui et moi avec
l'envie de dire aux huissiers de justice avant qu'ils ne commencent à
raconter des histoires drôles et à parler espagnol
— Vous
devez faire erreur je n'ai pas d'argent ce n'est pas mon anniversaire
aujourd'hui
les gosses en cercle sur le tapis
battant des mains, faisant éclater des ballons, tirant sur leurs
énormes chaussures, et le clown à la moustache, dont les poches
donnaient l'impression de se multiplier comme les tiroirs des
pupitres, sortant un bout de crayon dans l'espoir que je trouve ça
drôle et que je rigole
— Il
vous faut me signer cela
je les appelais de la clôture et
les pitres s'arrêtaient sous un réverbère, tournaient vers moi
leurs joues fardées dont le halo de la lampe accentuait l'air
d'humilité et de soumission, les vagues rongeaient l'obscurité
au-delà des arbres de Chine, au-delà des jardins, moi avec cent
escudos pour chacun et eux à genoux sur le trottoir, ouvrant les
étuis de leur saxophone, cherchant à me plaire
— Monsieur
désire-t-il que nous jouions pour lui un paso doble ?
cette musique d'aveugle capable de
me faire pleurer je ne sais pourquoi, moi retenant mes larmes,
m'enfuyant dans la maison suffoqué d'une étrange nostalgie, ma
belle-mère, qui endossait sa fourrure de renard argenté dans le
vestibule, fronçant le sourcil
— Qu'est-ce
que c'est que ce raffut ?
les saxophones jouant de plus
belle, des bruits de lutte dans leur domaine, des discussions, des
malles, le ronflement d'une auto s'évanouissant sous les cyprès,
mon père à grands cris
— Andouille
le moulin en quête de vent, le
tracteur au milieu du maïs dans un effort à rendre tripes, une
fille de tourterelles sur le toit de la serre, et moi en séchant mes
paupières
— Ce
paso doble est de toute beauté vous ne trouvez pas ?
ma belle-mère lévitant dans un
brouillard de parfum
— Le
jeune homme est-il idiot ou le fait-il exprès ?
le clown à la moustache déposant
sur la table de l'échiquier l'avis d'expulsion au lieu de me tirer
les armes avec un paso doble
— Il
vous faut me signer cela
un ange de pierre a voltigé le
long du plafond sans que personne l'ait vu sinon moi tout comme moi
seul voyais les loups et les voleurs dans les ténèbres de mon
enfance, le clown sans moustache dépité qu'on ne lui serve pas une
tranche de gâteau d'anniversaire
— Nous
avons des instructions du tribunal pour tout sceller
pour sceller les corbeaux, le
vent, les grenouilles, les eucalyptus, les murmures et les voix du
passé, pour sceller la cuisinière étalée sur l'autel les quatre
fers en l'air et mon père le pantalon sur les chevilles
— Je
fais tout ce qu'elles veulent mais je n'enlève jamais mon chapeau de
la tête pour qu'on sache bien qui est le patron
pour sceller mon père dans la
clinique aussi
(— Pipi
monsieur le docteur pipi)
le pitre à la moustache détachant
une page de l'avis d'expulsion
— Le
duplicata est à vous prenez
et moi le glissant comme une
partition sur le pupitre du piano
— Duplicata
de quoi ?
vu que sous les sarcasmes des
oiseaux il n'y avait que de la bruyère et des murs de glaise que les
averses de février emporteraient, ils ont apposé les cires
solennelles sur les fenêtres, sur les portes et sur les châssis
sans vitres, avec des bandes adhésives ils ont fermé chaque pièce
l'une après l'autre au lieu de raconter des blagues, de me serrer la
main avec des gants blancs, de se mettre tout à coup à jouer le
Pisa Morena, et de ce fait ils ont scellé les corbeaux, les
corneilles, les sanglots des grenouilles, ils ont scellé à la cire
les meuglements des veaux et de cyprès scellé en cyprès scellé
nous sommes arrivés sur la route, un mutisme de terre sainte
régnait sur le domaine et moi m'adressant aux deux clowns en leur
montrant le café des paysans, ouvriers et commis voyageurs de
Palmela, qui se taisaient toujours en me voyant entrer comme si
ç'avait été mon père et qu'il ait ordonné leur arrestation, et
tandis que résonnait à mon oreille une nostalgie de je ne sais
quoi, moi avec l'impression qu'on fêtait cet après-midi-là mon
anniversaire
— Vous
êtes bien sûr de ne pas vouloir une tranche de gâteau ?
(...) "
Le Manuel des inquisiteurs de António Lobo Antunes (p.106-109) Christian Bourgois Editeur.
Et Christian Bourgois remerciait António Lobo Antunes de
lui avoir proposé de publier "Le Manuel des inquisiteurs" dans
sa version française (1996) avant toute édition portugaise ou autre.
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