6.11.09

Être * (ou)

*un pauvre
D'une phrase...
Extrait–2ème partie :
"— Ne voulez-vous pas vous asseoir ?
c'était en janvier et les bougainvillées interceptant la lumière augmentaient le silence, mon père dans la clinique d'Alvalade incapable de parler, avec un vase d'émail entre les cuisses
 — Pipi monsieur le docteur pipi
la balançoire vide oscillant de-ci de-là, le moulin près du puits en train de rouiller au vent, les vaches, les porcs et les poules ont fini par disparaître ou par être volés, seuls sont restés les corneilles, les pigeons et les loups d'Alsace sur la crête du versant, et moi dans le garage à finir mon bateau en attendant qu'ils viennent m'expulser mais pas ainsi, messieurs, pas ainsi, pas avec deux bonshommes insignifiants ouvrant leur serviette, trifouillant des papiers, exhibant un avis d'expulsion, et moi leur indiquant une chaise de paille percée
 — Ne voulez-vous pas vous asseoir ?
un des bonshommes orné d'une moustache d'acteur comique cherchant un stylo dans sa poche
 — Il vous faut me signer cela
et ils ne ressemblaient pas à des créatures à prendre au sérieux, ils ressemblaient aux clowns qu'engageait Sofia pour l'anniversaire des gosses, qui entraient par la porte de la cuisine, s'enfermaient dans la chambre aux armoires pour s'enfariner le visage et apparaissaient en gants blancs après le goûter, saluant les enfants et jouant des paso doble au saxophone, les clowns qui semblaient être parents des servantes et à qui Sofia offrait dans la cuisine une tranche de gâteau d'anniversaire et leur remettait une enveloppe, puis ils partaient en rasant le mur avec les instruments dans leur étui et moi avec l'envie de dire aux huissiers de justice avant qu'ils ne commencent à raconter des histoires drôles et à parler espagnol
 — Vous devez faire erreur je n'ai pas d'argent ce n'est pas mon anniversaire aujourd'hui
les gosses en cercle sur le tapis battant des mains, faisant éclater des ballons, tirant sur leurs énormes chaussures, et le clown à la moustache, dont les poches donnaient l'impression de se multiplier comme les tiroirs des pupitres, sortant un bout de crayon dans l'espoir que je trouve ça drôle et que je rigole
 — Il vous faut me signer cela
je les appelais de la clôture et les pitres s'arrêtaient sous un réverbère, tournaient vers moi leurs joues fardées dont le halo de la lampe accentuait l'air d'humilité et de soumission, les vagues rongeaient l'obscurité au-delà des arbres de Chine, au-delà des jardins, moi avec cent escudos pour chacun et eux à genoux sur le trottoir, ouvrant les étuis de leur saxophone, cherchant à me plaire
 — Monsieur désire-t-il que nous jouions pour lui un paso doble ?
cette musique d'aveugle capable de me faire pleurer je ne sais pourquoi, moi retenant mes larmes, m'enfuyant dans la maison suffoqué d'une étrange nostalgie, ma belle-mère, qui endossait sa fourrure de renard argenté dans le vestibule, fronçant le sourcil
 — Qu'est-ce que c'est que ce raffut ?
les saxophones jouant de plus belle, des bruits de lutte dans leur domaine, des discussions, des malles, le ronflement d'une auto s'évanouissant sous les cyprès, mon père à grands cris
 — Andouille
le moulin en quête de vent, le tracteur au milieu du maïs dans un effort à rendre tripes, une fille de tourterelles sur le toit de la serre, et moi en séchant mes paupières
 — Ce paso doble est de toute beauté vous ne trouvez pas ?
ma belle-mère lévitant dans un brouillard de parfum
 — Le jeune homme est-il idiot ou le fait-il exprès ?
le clown à la moustache déposant sur la table de l'échiquier l'avis d'expulsion au lieu de me tirer les armes avec un paso doble
 — Il vous faut me signer cela
un ange de pierre a voltigé le long du plafond sans que personne l'ait vu sinon moi tout comme moi seul voyais les loups et les voleurs dans les ténèbres de mon enfance, le clown sans moustache dépité qu'on ne lui serve pas une tranche de gâteau d'anniversaire
 — Nous avons des instructions du tribunal pour tout sceller
pour sceller les corbeaux, le vent, les grenouilles, les eucalyptus, les murmures et les voix du passé, pour sceller la cuisinière étalée sur l'autel les quatre fers en l'air et mon père le pantalon sur les chevilles
 — Je fais tout ce qu'elles veulent mais je n'enlève jamais mon chapeau de la tête pour qu'on sache bien qui est le patron
pour sceller mon père dans la clinique aussi
(— Pipi monsieur le docteur pipi)
le pitre à la moustache détachant une page de l'avis d'expulsion
 — Le duplicata est à vous prenez
et moi le glissant comme une partition sur le pupitre du piano
 — Duplicata de quoi ?
vu que sous les sarcasmes des oiseaux il n'y avait que de la bruyère et des murs de glaise que les averses de février emporteraient, ils ont apposé les cires solennelles sur les fenêtres, sur les portes et sur les châssis sans vitres, avec des bandes adhésives ils ont fermé chaque pièce l'une après l'autre au lieu de raconter des blagues, de me serrer la main avec des gants blancs, de se mettre tout à coup à jouer le Pisa Morena, et de ce fait ils ont scellé les corbeaux, les corneilles, les sanglots des grenouilles, ils ont scellé à la cire les meuglements des veaux et de cyprès scellé en cyprès scellé nous sommes arrivés sur la route, un mutisme de terre sainte régnait sur le domaine et moi m'adressant aux deux clowns en leur montrant le café des paysans, ouvriers et commis voyageurs de Palmela, qui se taisaient toujours en me voyant entrer comme si ç'avait été mon père et qu'il ait ordonné leur arrestation, et tandis que résonnait à mon oreille une nostalgie de je ne sais quoi, moi avec l'impression qu'on fêtait cet après-midi-là mon anniversaire
 — Vous êtes bien sûr de ne pas vouloir une tranche de gâteau ?
(...) "
Le Manuel des inquisiteurs de António Lobo Antunes (p.106-109) Christian Bourgois Editeur.
Et Christian Bourgois remerciait António Lobo Antunes de lui avoir proposé de publier "Le Manuel des inquisiteurs" dans sa version française (1996) avant toute édition portugaise ou autre.

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