23.11.09

Patience et longueur de temps

Chant XIX (37e jour)
"PÉNÉLOPE - En ce manoir, mon hôte, si tu voulais rester encore à me charmer, le sommeil ne saurait s'abattre sur mes yeux. Mais on ne peut toujours écarter le sommeil; c'est pour tous les mortels que, sur la terre aux blés, les dieux ont fait la loi. Je vais donc, il est temps, regagner mon étage et m'étendre en ce lit qu'emplissent mes sanglots et que trempent mes larmes depuis le jour qu'Ulysse est allé voir là-bas cette Troie de malheur!... que le nom en périsse!... Puissé-je reposer: toi, dors en ce logis! fais-toi par terre un lit, ou qu'on te dresse un cadre...
A ces mots, regagnant son étage brillant -sans la laisser, suivait le reste des servantes-, elle rentra chez elle avec ses chambrières: elle y pleurait encore Ulysse, son époux, à l'heure où la déesse aux yeux pers, Athéna, vint jeter sur ses yeux le plus doux des sommeils."
Chant XX (38e et 39e jour)
"Ce fut dans l'avant-pièce que le divin Ulysse vint alors se coucher: par terre et sur la peau fraîche encor de la vache, il entassa plusieurs toisons de ces brebis que, chaque jour, offraient aux dieux les Achéens.
Quand il y fut couché, Eurynomé sur lui vint jeter une cape. Mais, songeant à planter des maux aux prétendants, il restait éveillé.
De la salle, il voyait s'échapper les servantes, qui, chez les prétendants allant à leurs amours, s'excitaient l'une l'autre au plaisir et aux rires. Son cœur en sa poitrine en était soulevé; son esprit et son cœur ne savaient que résoudre: allait-il se jeter sur elles, les tuer, ou, pour le dernier soir, laisserait-il encor ces bandits les avoir?...
Tout son cœur aboyait: la chienne, autour de ses petits chiens qui flageolent, aboie aux inconnus et s'apprête au combat; ainsi jappait son âme, indignée de ces crimes; mais, frappant sa poitrine, il gourmandait son cœur:
ULYSSE - Patience, mon cœur*, c'est chiennerie bien pire qu'il fallut supporter le jour que le Cyclope, en fureur, dévorait mes braves compagnons! ton audace avisée me tira de cet antre où je pensais mourir!
C'est ainsi qu'il parlait, s'adressant à son cœur; son âme résistait, ancrée dans l'endurance, pendant qu'il se roulait d'un côté, puis de l'autre; comme on voit un héros, sur un grand feu qui flambe, tourner de-ci, de-là une panse bourrée de graisses et de sang; il voudrait tant la voir cuite tout aussitôt; ainsi, il se roulait, méditant les moyens d'attaquer, à lui seul, cette foule éhontée.
Mais voici qu'Athéna se présentait à lui, venue du haut du ciel, sous les traits d'une femme, et lui disait ces mots, debout à son chevet:
ATHÉNA - Pourquoi veiller toujours, ô toi, le plus infortuné de tous les hommes?... N'as-tu pas maintenant ton foyer, et ta femme, et ce fils que pourraient t'envier tous les pères?
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse:
ULYSSE - Déesse, en tout cela, tes discours sont parfaits; mais ce que au fond de mon esprit, je cherche encore, c'est comment, à moi seul, mes mains pourront punir cette troupe éhontée, qui s'en vient chaque jour envahir ma maison! et, souci bien plus grand! si je tuais ces gens avec l'assentiment de ton Père et le tien, mon cœur voudrait savoir où me réfugier; penses-y, je te prie!
La déesse aux yeux pers, Athéna, répondit:
ATHÉNA -Pauvre Ami! les humains mettent leur confiance en des amis sans force, en de simples mortels qui n'ont pas grand esprit!... Ne suis-je pas déesse? toujours à tes côtés, je veillerai sur toi dans toutes tes épreuves et, pour te parler net, cinquante bataillons de ces pauvres mortels pourraient nous entourer de leur cercle de mort; c'est encore en tes mains que passeraient leurs bœufs et leurs grasses brebis. Allons! que le sommeil te prenne, toi aussi! rester toute la nuit aux aguets, sans dormir, c'est encore une gêne: tes maux sont à leur terme.
A ces mots, lui versant le sommeil aux paupières, cette toute divine remonta sur l'Olympe. Ulysse alors fit pris du sommeil, qui détend les soucis et les membres."
Odyssée, Homère. Traduction de Victor Bérard pour la Librairie Armand Collin (1931)


*Lorsque Ulysse, de retour en son palais, tente de modérer sa fureur et son désir de vengeance en s'écriant, au chant XX de l'Odyssée: "Patience, mon coeur!", il prononce une petite phrase qui va changer la face du monde.
Pour la première fois sans doute, l'homme dialogue avec lui-même, analyse ses sentiments, découvre sa vie intérieure. La psychologie est née. Désormais, le chemin qui mène la pensée humaine vers "La princesse de Clèves"** et "A la recherche du temps perdu" est tracé. En fait, l'analyse psychologique proprement dite se développe au cours du Ve siècle athénien.
Dans la tragédie, l'histoire, la philosophie, J. de Romilly*** en démontre l'évolution capricieuse et fondamentale qui commande toutes les littératures à venir.

**dont la lecture sera rendue obligatoire dans les écoles publiques (lycées français à l'étranger inclus) à la rentrée 2010
***"Patience, mon coeur" : l'essor de la psychologie dans la littérature grecque classique, Paris, Les Belles-Lettres

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