Nous appartenons au même pays.
Nous
avons à peu près la même origine, la même langue, la même
histoire, nous sommes de la même génération.
"Je regarde le film "Douch, le
maître des forges de l’enfer", de Rithy Panh, un des
survivants du génocide khmer rouge. C’est le fruit d’un long
travail, de mars à août 2009. Douch s’y exprime librement sur ses
terribles fonctions : celles de bourreau.
Mon imagination s’évade quand je le
vois en train de parler. Je pense aux victimes dont le visage
m’interpelle. Et je pense à moi, à mes proches, au Cambodge. Je
pense à plus de 1.500 tués sur les 1.700 Cambodgiens revenus comme
moi de l’étranger entre 1975 et 1978. Et je me dis que ce qui est
terrible, ce qui est effrayant, c’est que Douch est Cambodgien
comme moi.
Nous appartenons au même pays. Nous
avons à peu près la même origine, la même langue, la même
histoire, nous sommes de la même génération. Comme moi, il a été
élevé dans la religion bouddhique et a séjourné parmi les moines
dans une pagode. Il a fréquenté le même genre d’école, étudié
dans les mêmes livres. Et quand il était jeune, il faisait sans
doute à peu près les mêmes rêves, pour le pays, que les miens.
Donc Douch-le-Meurtrier n’est pas un
étranger. Et il est un homme normal. Ce n’est pas un homme malade,
ce n’est ni un dépressif ni un psychopathe. C’est un homme
cultivé, intelligent, avec une bonne mémoire. Il peut réciter les
poèmes appris dans sa jeunesse. C’est aussi un homme marié, qui a
des enfants. Et je souligne encore, pour ne laisser planer aucun
doute, que Douch n’est pas un agent secret d’une puissance
étrangère. Il est d’origine chinoise, comme tout le monde ou
presque au Cambodge.
Donc Douch est un Khmer, un Cambodgien,
un vrai. Mais, en même temps, le crime montre que le visage est
aussi un masque, et la langue un leurre, cachant des fantasmes et des
pensées qui leur sont philosophiquement et moralement étrangers.
Mais alors : qui sont les nôtres ? Pol
Pot, Nuon Chea, Ieng Sary, Douch ? Ceux avec qui (vivants ou morts ou
encore actuellement au pouvoir) nous partageons la même histoire, le
même aspect physique, le même sol, le même héritage culturel, la
même langue ? Ces frères de "sang" ont-ils le droit de
nous faire du mal éternellement parce qu’ils sont nos "frères"
de "sang" ? L’expérience tragique nous a démontré
l’absurdité d’une telle théorie nationaliste.
Non, les nôtres pour moi, ce sont ceux
avec qui nous partageons les mêmes valeurs. Nous avons été
prisonniers du poids de notre passé. Nos chefs ont su flatter d’une
manière sublime notre rêve de l’époque angkorienne en faisant de
nous des nationalistes dans l’âme, au point de reléguer à
l’arrière-plan les valeurs humaines, la démocratie, la bonne
gouvernance. Il ne faut être prisonnier ni de son histoire, ni de sa
tradition, ni de personne, y compris de soi-même. Hier, aujourd’hui
et demain sont complémentaires.
Dans sa cellule proprette (on dirait
une chambre d’étudiant du quartier latin), le prisonnier
Douch-le-Terrible fait ses exercices physiques. Il a l’air d’être
en forme. Et puis, il s’assied devant sa table de travail pour lire
la Bible. Consciencieux, comme il l’a toujours été, pour essayer,
cette fois, par le biais de Jésus, de faire pardonner ou faire
oublier son monstrueux Karma.
Pour Freud, c’est lors de l’enfance
que tout se joue. Vraiment ? L’empreinte familiale explique
beaucoup de choses. Mais pas tout ! Sinon comment expliquer le cas de
Douch ? Son enfance n’est pas très différente de celle des
autres. S’il a fini par devenir le bourreau de l’Angkar, c’est
par un de ces enchaînements énigmatiques, propres au destin de ceux
qui ressentent si violemment le drame de l’existence qu’il ne
leur reste plus qu’à se jeter par désespoir dans les extrêmes Or
les extrêmes, comme disait Kundera, " marquent la
frontière au-delà de laquelle la vie prend fin, et la passion de
l’extrémisme, en art comme en politique, est le désir déguisé
de mort ".
" Rithy a fait du bon
boulot ", m’a dit mon épouse, à la fin du film. C’est
sa première parole depuis presque une heure. Je la crois volontiers.
C’est la justice qui a le dernier mot. Pas Douch ! Lui, malgré les
apparences, est un homme accablé de remords. Il ne sortira pas de
son Karma de sitôt. Et c’est bien ainsi."
*Témoignage de Ong Thong Hoeung, écrivain cambodgien, publié hier samedi 4 février dans La Libre Belgique.
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