4.7.12

"politique générale"?

politique et générale s'accordent-ils encore, ou ne frise-t-on pas à l'oxymore? Cette question me trottait à l'arrière de l'occiput alors que je suivais des oreilles -et aussi un peu des yeux par la magie du net- le discours de Jean-Marc Ayrault, inaugurant à la tribune de l'Assemblée Nationale le quinquennat naissant.
Des discours de politique générale j'en ai suivi un paquet, je peux dire; tous même, de près ou de loin, depuis celui célèbre et fondateur -pour ma génération- de la Nouvelle Société. Celui-là c'était d'ailleurs de très près, dans la loge même de l'hémicycle dévolue à la famille de l'orateur Jacques Chaban-Delmas. Ensuite, tous les autres, ce furent depuis la Tribune de Presse, à l'étage au-dessus. Fin avec Balladur en 1993. Depuis, c'est à la radio, mon média d'élection.
Le lendemain du discours du PM, comme on dit commodément dans les "milieux habitués", j'entendais aux Matins* l'intéressante remarque d'un chercheur sur sa lecture de ces grands discours inauguraux de législatures "comme d'un assez bon marqueur de l'époque", signifiant et descriptif des préoccupations et attentes d'une société à un instant donné. Je trouvais sa remarque assez fondée finalement et justifiant a posteriori ma fidélité attentive à cet exercice fort institutionnel, que d'aucuns pourraient juger soporifique, classique ou ennuyeux, voire les trois à la fois, ce qui n'est pas (parfois bien que rarement) tout à fait faux... pourtant ce que l'on perd à l'oreille ou que l'on refuse carrément d'entendre -question de ton en particulier- peut se regagner volontiers en lecture: ainsi le texte fort brillant du discours d'Edith Cresson, mais quasiment inaudible au demeurant, in crescendo.
Mais je reviens à l'accord que j'estime, pour ma part, furieusement désaccordé : politique et générale. Hier soir je me saisis du Mag le supplément Libé du samedi que, à défaut d'absorber régulièrement le jour-dit, je m'efforce néanmoins de lire dans la semaine. Et bien me prit de l'heureux décalage qui me fait ainsi découvrir à point nommé, au coeur de ma réflexion interrogative insatisfaite (fort heureusement insatisfaite), les paroles puissantes et bénéfiques de Massimo Cacciari, le "philosophe.roi", un théoricien italien qui dans la pure tradition platonicienne ne se contente pas de réfléchir sur le pouvoir mais met aussi la main à la pâte. Philosophe et homme politique -deux fois maire de Venise de 1993 à 2000 puis de 2005 à 2010, député européen, recteur d'université, et caetera-, il développe ici la substantifique moelle de l'arc dorsal sur lequel je tente de m'agripper, maladroit et inculte, persuadé néanmoins qu'il contient bien La réponse au désarroi politique profond que sur plusieurs décennies à présent l'on voit autour de nous se répandre! Et que dit-il, qui implique de repenser la fonction de la politique elle-même: "Depuis la fin du XX° siècle, on dirait qu'un millénaire s'est écoulé. Les catégories de la politique ne peuvent plus être les mêmes. Le mot fin a été écrit sous une certaine centralité européenne, pas la centralité de l'Europe, déjà effacée par les guerres civiles et les deux guerres mondiales, mais la centralité de l'Occident. Et celle-ci n'a pas disparu parce que s'est affirmé l'empire politique chinois, ou indien, mais parce que la politique s'est totalement abandonnée aux lois de l'économie et de la finance, qui se présentent à l'opinion publique comme des lois de la nature." Établissant le parallèle avec un même mouvement qui trois siècles auparavant a fait subordonner la politique à la vérité scientifique, Cacciari affirme, à juste titre, qu'il s'agit d'une transformation culturelle inouïe: "Or, que disent nos politiciens? Qu'il s'agit d'une erreur, que la finance et l'économie ne gouvernent pas la politique, ou, s'ils la gouvernent, c'est momentanément et, qu'une fois ce moment passé, elle se retrouvera au poste de commandement! Ceci ne signifie pas que la politique soit finie, mais que la classe politique, la formation de la classe dirigeante sont intégrées dans l'appareil technico-économico-financier-scientifique-culturel-médiatique, et qu'il faut donc repenser la politique comme partie d'un système." Tout doit donc être décliné au sein de ce nouveau contexte, y compris la démocratie: "Comment peut-on penser la démocratie dans une situation où les rapports de pouvoir se sont totalement disloqués, où pèsent des pays comme la Chine ou l'Inde, qui, soit n'ont rien de démocratique, soit réduisent la démocratie à une pure procédure consistant à mettre un bulletin dans une urne et c'est tout? La démocratie a toujours été pensée dans le cadre d'un Etat-Léviathan territorialement, juridiquement et politiquement déterminé: comment l'analyser dans une situation supra-étatique, supra-nationale? De plus, si la politique n'est plus autonome et si elle fait partie d'un système dont l'élément central est la loi naturelle du complexe techno-économique, comment introduire des éléments de démocratie effective dans les processus décisionnels? Dites-moi comment le citoyen peut partiiciper aux décisions qui ont provoqué ce qui est arrivé en Grèce, en Espagne, en Italie! Il manque encore le langage pour répondre à ces questions. La classe politique, de droite et de gauche, ne se les pose pas et sort la nuit pour poursuivre le fantôme de l'autonomie du politique. Quant à ceux qui commandent réellement ils considèrent le problème comme résolu, au sens où la politique doit seulement obéir et elle obéit."
Puissante réflexion, inspirante de nombreux et futurs développements sans nul doute. Les questions sont plus fortes que les réponses, les contenant en filigrane. J'ajouterai, non par simple plaisir de compliquer cette nature déjà bien complexe, la notion indispensable en politique du "temps long" en flagrante contradiction avec l'ordinaire frénétique de notre époque insatisfaite, à jamais?.
Alors, politique et générale tiennent là de l'oxymore en effet, si l'on y adjoint la notion d'espace, nécessairement restreint et étriqué, qui voudrait que l'on chevauche vallées et montagnes à l'heure de la vision globale où tous les méridiens sont désormais balayés. Le politique pourra-t-il être ce cavalier de Goethe qui tient son enfant serré dans ses bras, durch nacht und wind?

*comme disent d'autres "milieux habitués" pour désigner la matinale de France Culture

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