26.1.10

cadrer

Le Grand Journal hier, peu avant la prestation du Président de la République sur TF1 face à Jean-Pierre Pernaut et les français. Sur le plateau de Canal+, des journalistes de radios, professionnels aguerris - éditorialistes et interviewers - qui débattent (?) sur le thème : "Un Journaliste digne de ce nom doit-il recevoir le Président dans son studio ou peut-il accepter de se déplacer à l'Élysée pour l'interviewer !?" Question profonde s'il en est, qui traite de l'indépendance des médias à l'égard du pouvoir. En fait, la question est particulièrement mal posée - une fois n'est pas coutume pourtant chez Michel Denisot dont on apprécie ordinairement l'élégance et la finesse gentiment moqueuse - et d'entrée, elle engage une mini-rixe incongrue, limite surréaliste, entre Jean-Pierre Elkabbach (E1), que je connais (j'y reviendrai), et Jean-Jacques Bourdin (RMC), ce dernier ayant publiquement (?) reproché au premier de s'être rendu à l'Élysée... Aussi, également présents, Nicolas Demorand (France Inter), Jean-Michel Apathie (RTL). D'où donc la rixe verbale et l'inintelligible micro-débat qui s'ensuit : “Et vous, y seriez-vous allé ?” Très genre question du 20 h de France 2 affichée sur Internet : oui, non, sais pas.
Mais, dépassons... Le singulier fut ma propre réaction. Très mal à l'aise au spectacle de ce débat, je me vis soudain submergé de souvenirs enfouis - oui que je croyais bien oubliés, mais l'oubli est affaire de conscience - qui remontaient tranquillement intacts à la surface, me remémorant au passage quelques épisodes bien sentis de la "confraternité" professionnelle, lorsque je sévissais dans ces mêmes médias. Entendant Jean-Pierre Elkabbach, qui pratique inconditionnellement et de façon consommée l'art du miroir - ego dans le miroir que je te tends -, lancer un vibrant appel à l'éthique, la confraternité, l'indépendance -"Pensez, j'ai été viré par quatre présidents !"- la hauteur de vues... etc, surgit en effet, tel le diable de sa boîte, une scène vécue à l'Élysée (déjà) dans les années septante. Nouvelle formule moderne (car, à chaque fois, on inaugure une nouvelle formule moderne, "innovante", jamais vue auparavant, etc etc) de rencontre télévisuelle entre Le Président de la République Française et le, ou les, journaliste de service. J'emploie à dessein le terme de service, car franchement, je ne vois comment en décrire autrement l'usage. Je m'inclue, j'y étais...
Donc, disais-je, nouvelle formule : Giscard face à quatre journalistes, un par chaîne. Mais il n'y avait que trois chaînes, me direz-vous, La Une, la Deux et la Trois ! Oui, mais c'est faire peu cas de la subtilité organisationnelle de l'émission, hyper-préparée et surtout très "cadrée". Cadrer le débat, principe sacrosaint de celui - "de service" - qui prétend ainsi au repas du Roi. En l'occurrence, ce rôle était dévolu à Jean-Pierre Elkabbach, qui en compagnie de Son inséparable Alain Duhamel - je te tiens tu me tiens par la barbichette... et à compter les décennies la prise doit être bien solide - devait officier. Avec, pour faire valoir "de service", Emmanuel de la Taille, journaliste estampillé économique, inoffensif en l'occurrence - je veux dire ici inoffensif non dans le sens de sa qualité professionnelle peu contestable, mais de sa technicité "nécessaire en l'occurrence", c'est à dire non critique à point - et moi-même, “de service” par le seul fait qu'il y avait quand même trois chaînes... et que la dernière FR3 était dotée depuis Janvier 1975 d'un Journal Télévisé national dénommé Soir 3, à l'audience certes relativement confidentielle mais dans lequel je chroniquais politique quotidiennement et où j'assumais la direction du service politique, soit moi et moi. En tout, deux, miroir quand tu nous tiens...
Elkabbach, et subsidiairement Duhamel mais qui restait toujours plus discret ou disons moins démonstratif dans ces questions "organisationnelles", définit le cadre : Aucun Contact Préalable Avec l'Élysée : ”Ô grand jamais, ils ne connaitront pas nos questions...” et préparation Très Pro entre nous quatre, soit deux réunions ad hoc au café du coin - époque Cognacq-Jay - pour lister les questions, et surtout, se les répartir...
Je m'enorgueillis de participer ainsi à une grande Première, et toute la rédaction derrière moi, honorée d'être ainsi représentée (donc implicitement reconnue) à la Cour. Orgueil non feint, du fait, vraiment innovant pour le coup, que Le Président ne saurait rien de nos questions.
Nous fîmes affaire entre nous, je recueillais les restes... soit des questions diteS d'actualité secondaire, sans aucune perspective de reprise (autre obsession parano du de service), ce qui était déjà bien, eu égard au statut de strapontin qui m'avait été dévolu. FR3 seulement, n'oublions pas !
C'était donc Giscard à la barre - soit Président de la R.F. - vers le milieu de son mandat. La révolte grondait dans les hauts fourneaux, entendez le bassin houiller Lorrain mis à mal par les coups de boutoirs conjugués de la première crise pétrolière mondiale, de la guerre économique issue de la nouvelle mondialisation (compétitivité, mais aussi concurrence, gaz, électricité) et d'un chômage installé de longue durée, croissant inexorablement dans les zones les plus touchées. Sujet explosif, tout le monde y pensait, personne n'en parlait. Bien téméraire eût été celui (de service) qui aurait abordé le sujet frontalement avec Le Président.
Fièrement, le jour dit, je me retrouvais assis à la gauche d'Elkabbach, central avec Duhamel, de la Taille à droite. Introduction, emphase, ampoule, éthique (toujours)... les grandes questions, l'avenir, le monde, le Roi et Moi (miroir). Et, finalement, il fallut bien lui donner sa pâtée (micro) au petit dernier... Question d'actualité : la crise sidérurgique et son dramatique impact social. Je plonge les deux bras en avant dans la mare aux canards. Je décris, développe, et dramatise bien évidemment. Car, le micro, je sais que je ne vais pas le revoir de sitôt. Les yeux dans les yeux : "...alors, Monsieur le Président, que comptez-vous faire...?" Lui, regard d'acier, tireur à la chasse quelque part en Afrique. S'ils avaient pu, ses yeux, ils m'auraient transpercé. Mais bon, je m'y attendais un peu. Il répond. Vague, presque hors sujet. J'y reviens... et là, surprise, Elkabbach m'arrête. Il "recadre" le débat. Stop, assez joué ! J'y retourne, quand même... Giscard m'incendie, Elkabbach suffoque, Duhamel se trémousse, de la Taille assiste. Point final. Le micro, unique - subtilité organisationnelle - passait de main en main... je ne le reverrai plus. Main qui donne et main qui reprend. La semaine suivante dans un bref encadré, le Canard Enchaîné salue ma "performance". Descente aux enfers, coup de grâce ! Pour moi, point final. Triquard de service, le resterai jusqu'à la fin du mandat de Giscard. L'arrivée de Mitterrand en rajouta une couche... je finis en lambeaux à l'automne 82. Démission, départ du service public, fin de partie. Je changerai de maison, de métier, de passion. Autre histoire, autre vie.
Décryptage : les deux réunions de préparation entre journalistes interviewers - dans l'indépendance farouchement revendiquée - avaient de fait pour but de bien lister toutes les questions, car... l'avant-veille du débat, le de service se rendit à l'Élysée, y rencontrât - inopinément de façon informelle - le conseiller porte parole "de service", avec lequel il pût à loisir échanger sur nos intentions et Ses desiderata. Et, à notre ultime réunion, une question additionnelle surgit informellement inopinément - ah oui, très intéressante cette question... - et il fut convenu que ce serait Duhamel qui la poserait.
Voilà, telles que les choses se sont passées. Mais voilà surtout tel que les choses se passent, généralement, à quelques variantes techniques près. Ce qu'il faut tenter de comprendre, c'est que nous sommes un bien curieux pays et un peuple tout autant particulier : monarchiste et républicain, déférent et satyrique, frondeur non réformateur, pétri de contradictions. Les journalistes - je parle de celles et ceux qui sont les plus en vue, bien entendu - sont aussi des représentants, même à leur corps défendant, d'une gestuelle qui se veut sophistiquée... mais qui n'est qu'orgueil, contentement et vanité. La Cour reste le champ d'observation de l'abondante chronique du pouvoir. Je trouve d'ailleurs qu'elle reprend du galon la Cour, avec ses thuriféraires et ses courtisans, plus que depuis bien longtemps... Marque des temps, à quoi se mesure la taille de l'adoubement ?
Ce qui me frappe, et me navre pour tout dire, c'est d'encore assister à un numéro de duettistes éculé sur le thème essoré - main sur le cœur - de l'indépendance des journalistes "de service" et "de tous temps" (temporel, et aussi climat) à l'égard du "pouvoir en place". Car, je le confirme ici, c'est cela le code secret : à partir du moment ou "le pouvoir EST en place", celui* qui l'occupe est central - ni de gauche, ni de droite, ni du centre. Il est Central au sens de l'indéfectibilité de service(s) dont il peut se garantir désormais. Le débat sera bien cadré.

*celle ? il faudra encore attendre un peu je le crains, quelques décennies pour le moins, et au préalable lever une hypothèque de taille : décliner “prétendant” au féminin, ce qui n'est pas la plus mince des affaires... avec l'allongement de la durée de vie prévisionnelle des dinosaures de service.

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