18.12.11

image & digne de foi

Être dans l'image, sur l'image ou dans l'écran ce qui revient à peu près au même, au sein de l'image interdit de penser l'image, sauf à risquer de se nier soi-même. En tous cas c'est un risque qui serait à courir. J'ai dû en avoir conscience, car du temps où j'opérais, que ce soit à titre de présentateur, de chroniqueur ou de reporter, je me suis bien gardé de mettre les doigts dans l'engrenage d'une quelconque remise en cause. "On ne sort de ses ambiguïtés qu'à son détriment" affirmait judicieusement le cardinal de Retz; "Vérité mal établie commence par soi-même" ajoutais-je. Le recul et la distance prise, une très grande distance factuellement (vingt et quelques années et des milliers de kilomètres circomsphériques) me permettent d'y revenir, d'y venir, sans implication. Mais, alors que je m'apprête à pénétrer en son sein, un son obliquela radio encore et France Culture toujourssollicite sans qu'il (me) soit possible de s'y soustraire. C-c1 je retranscris:
  • L'image, dit Marie-José Mondzain philosophe (de l'image) et directrice de recherches au Cnrs, est l'opérateur foncier de la croyance, mais on ne construit pas du politique, du pouvoir, de la soumission ou de la confiance que sous le registre de la croyance. L'image ne donne rien à savoir mais elle donne à croire.
  • Donc, pointe Laure Adler primo écoutante, quand des hommes d’État s'achètent d'abord des télévisions pour asseoir leur propre pouvoir sur le peuple, on peut se dire qu'ils ont lus les maîtres byzantins...
  • Ils n'ont même eu besoin de les lire - et ils les ont rarement lus! - ils en sont les héritiers directs, souvent ils ignorent de qui ils tiennent cette grande tradition de "qui a le monopole du visible a le monopole de la croyance" (...) Faire croire cela peut être aussi ouvrir le régime de la confiance et de l'échange. Le faire voir et faire croire ce n'est jamais un faire savoir et ce que l'image fait savoir -par exemple la télévision dans un documentaire- elle nous demande d'y croire. Il y a donc le problème de la question de faire confiance à ceux qui nous font croire que ce qu'on nous donne à voir mérite le nom d'un faire savoir.
  • Donc les véritables maîtres du monde, ce sont ceux qui nous proposent des choses à voir comme si elles étaient le reflet de la réalité et que nous vivions sous un mode de transparence...
  • On peut le dire comme ça, en tous les cas vous avez prononcé le mot comme si, le comme si, le quasi, le semblant. Le mot grec εικόνα [i'kona] est loin de désigner uniquement cet objet de la croyance orthodoxe – je en suis pas du tout religieuse – Si l'icône m'intéresse c'est que εικόνα est le mot grec qui doit d'abord être traduit non par "image" mais par "semblant". Je le traduis même dans Nicéphore le Patriarche2 par "semblance". Ce régime de la semblance qui subsume3 à la fois la ressemblance, la visibilité, mais l'écart (avec un modèle invisible) fait de l'image le régime sous lequel la vérité ne fait qu'apparaître, dans toute sa fragilité, et donc l'image est donc ce qui demande à la parole et à la pensée d'établir la confiance, la méfiance, la défiance: c'est le régime de la foi! Donc l'église, qui installe à la fois un registre doctrinal de la foi chrétienne et en même temps un registre politique d'obéissance institutionnelle à un pouvoir temporel, demande que l'on croie à ce qu'elle fait croire en le donnant à voir. A tel point qu'il y a eu une véritable défiance de l'institution ecclésiastique à l'égard du Livre et de la Lettre. Vous savez que la Bible a été mise à l'index et que l'image a été appelée "la bible des illettrés" - Nous héritons de tout cela...
  • Mais il n'y avait pas (il n'y a pas, nda) de représentation de Dieu, impossible de représenter Dieu...
  • C'est toujours comme ça! Dieu est le mot par lequel se désigne philosophiquement les limites du pensable. L'activité philosophique, qui est une réflexion interminable et sans cesse renouvelée sur les conditions de possibilité du pensable, ne peut pas faire de Dieu l'objet d'une représentation.
  • ¡Heureusement il y a eu le Christ... et la Vierge Marie!
  • La Vierge, ça c'est très important... la divinité accepte, je dirais en anthropomorphisant4 mon propos, décide de modifier le contrat d'écoute et de parole avec le peuple élu pour se rendre à la fois universel et visible, en prenant sa visibilité (donc son humanité) à partir d'une personne, d'une femme. Le Christ ne tient sa visibilité que d'un corps féminin et le Dieu se rend visible – si on reprend le fondateur du christianisme c'est à dire les textes pauliniens – par des oxymores sans fin, à savoir que celui qu'on celui qu'on voit est aussi invisible, que celui qui souffre est aussi impassible, que celui qui va mourir est aussi éternel et immortel, que celui qui va se corrompre est incorruptible... la personne du Christ est ce lieu de crise; qui dit christique dit critique, situation de crise.
Voix de Jean-Luc Godard dans ses Histoires du Cinéma: “Oh quelle merveille de pouvoir regarder ce qu'on en voit pas! Oh doux miracle de nos yeux aveugles! À part ça, le cinéma est une industrie, et si la première guerre mondiale avait permis au cinéma américain de ruiner le cinéma français, avec la naissance de la télévision, la deuxième lui permettra de financer c'est à dire de ruiner tous les cinémas d'Europe.
  • Godard laisse a toute image sa turbulence éclatante et n'en impose jamais quelque vérité ultime.” C'est surtout une voix qui habite les images... Godard est quelqu'un qui m'aide à continuer de travailler, par son geste, par sa voix, par l’opiniâtreté parfois même ingrate de ses interventions, par son insolence (…) Lorsque mon père a quitté le noyau familial et le ghetto pour être peintre, il a appris par la suite qu'il avait été l'objet d'une cérémonie qui s'appelle le herem, de déni de filiation de la part de son père, ce qui est grave, très grave en tant que juif... ce qui est très grave d'une façon générale!
Tiens le “herem” je n'en avais jamais entendu parler, il semblerait que ce mot hébreu, dans son usage contemporain, fasse référence à un bannissement. Certes je ne suis pas juif, enfin je n'en suis pas tout à fait sûr, je n'en sais trop rien... en fait je ne sais pas grand chose sur mes origines, beaucoup moins que la moyenne en tous cas; sans doute ne m'y suis-je pas vraiment intéressé et lorsque j'ai pris conscience qu'il pourrait m'être sacrément utile de fouiller un peu, c'était trop tard, il n'y avait déjà plus personne pour me renseigner; quant à celles et ceux qui restaient, ils étaient carrément mutiques ou édredons ce qui est pire. Enfin, le fait est que mon père, un jour – je me souviens très bien c'était un téléphone un matin ou je me trouvais dans l'agence de la banque Espirito Santo (tout un programme!) de la place Camões à Cascais au Portugal – m'a lancé glacialement: “De toute façon tu as changé de nom, tu ne fais donc désormais plus partie de notre famille...!” En fait de “changement de nom”, j'avais simplement – quelques années auparavant (!) mais les contacts avec mon père étaient relativement espacés – ajouté à mon nom patronymique celui de ma mère… Il est vrai qu'étant niée dans sa propre identité, elle ne pesait guère dans la balance familiale versus pater. C'était donc pour moi une affaire de rééquilibrage, de réparation et également je dois le dire d'esthétique. Aussi, d'élargir le champ, l'assise, et la référence surtout pour mes enfants, pour tous nos enfants s'ils le désiraient, maintenant ou plus tard. Comme un espace offert de liberté élargi. Alors ce herem, il me parle bien en effet. Certes non par l'ampleur de ce que j'imagine pouvoir en être le rituel à la synagogue, mais dans son principe excluant, à peu près équivalent.
  • C'est pour cela que j'ai fait ce livre qui s'appelle Images, à suivre (2011) et qui pourrait s'appeler De la poursuite parce que je me suis interrogée à un moment de ma vie, soit maintenant: pourquoi j'ai été poursuivie à ce point par les images et pourquoi je les ai poursuivies? m'ont-elles persécutée et de quelle façon j'ai voulu moi aussi les persécuter? – en passant par les iconoclastes j'allais vers les persécuteurs d'images – et pourquoi, allant vers eux je découvrais que l'image ne me lâcherait plus... pour mieux comprendre en quoi elle devenait un horizon philosophique, politique, même je dirais psychique dans ma biographie: comment, en tant que philosophe et femme, le rapport que j'avais aux images, cette obsession de l'image, les poursuivant et devenant comme on le dit philosophe de l'image... en fait je suis en quête de ce qui permet à l'image d'être reconnue comme une condition de la pensée.
  • Nous sommes dans une période pré présidentielles. L'image a déjà beaucoup de pouvoir, beaucoup... et elle va avoir encore davantage de puissance!
  • Elle ne va pas en avoir de plus en plus, elle a déjà tous les pouvoirs. La question est de savoir qui dans ceux qui s'adressent à nous est digne de foi. C'est cette question de la confiance, dans cette danse plus ou moins macabre des images qui vont nous être proposées dans les mois qui viennent… Nous voilà dans un sorte de défilé de mode(s) et de modalités qui psychologise et télé-visualise les choix que nous avons à faire, parce que ces images ne nous donnent rien à entendre. Une des choses qui a été pour moi une la plus importante a été de distinguer les images qui prennent la parole et les images qui donnent la parole. Dans ces campagnes électorales comme dans la publicité de toutes façons ce sont des boites de communication qui construisent le défilé de mode des candidats: elles vendent un produit qui a un nom propre, comme des marques; elles construisent des images qui prennent la parole et nous disent ce que nous avons à voir, à entendre, à comprendre et ce que nous avons à en penser. Elles vendent des registres de crédulité. Par rapport à cela, j'espère que certains candidats sauront pratiquer une économie du retrait et une économie justement de la visibilité, qui donneront à ceux à qui ils s'adressent “la parole”, qui leur donneront les chances de penser, qui nous permettront de juger, de peser, de comparer... C'est une des leçons majeures de Jean-Luc Godard, à savoir qu'il n'est d'image que celle qui met en mouvement celui à qui elle s'adresse, c'est à dire qui lui donne de la liberté. Donc, pour ce qui est des mois qui viennent, je pense qu'il est urgent pour chacun de nous de parler à tout autre – de travailler le voisinage – de ce que nous voyons, et à exiger de ceux qui s'adressent à nous qu'ils fassent une offre de liberté et qu'ils nous traitent d'égal à égal. S'il s'agit uniquement de consacrer une conquête du pouvoir, je crois que la campagne qui vient est sans intérêt.
Et moi après ça, je vais écrire sur l'image...! Je crois que je vais attendre un peu.

Livres de Marie-José Mondzain: L'image peut-elle tuer? - Image, icône, icônomie, les origines byzantines de l'imaginaire comtemporain - Qu'est-ce que tu vois? (livre réalisé avec des enfants) - Images (à suivre) 

1copier-coller
2Discours contre les iconoclastes, Nicéphore le Patriarche, Traduction, Préface et notes (389 pages); éditions Klincksieck, Paris, 1990.
3subsumer: verbe transitif (latin subsumere, de sumere, prendre comme prémisses)
4anthropomorphisme: tendance à attribuer à Dieu, à un dieu les sentiments, les passions, les idées et les actes de l'homme
© Min. Culture, DRAC Rhône-Alpes - Les Aurignaciens qui ont déposé l'empreinte de leur main sur les parois de la grotte Chauvet ont été les premiers sapiens sapiens à fabriquer des images

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