16.1.12

posture de solitaire

16 mars
Dans le monde que j'ai quitté, la présence des autres exerce un contrôle sur les actes. Elle maintient dans la discipline. En ville, sans le regard de nos voisins, nous nous comporterions moins élégamment. Qui n'a jamais dîné seul debout dans sa cuisine, heureux de n'avoir pas à mettre le couvert, jouissant de bâfrer à grosses lampées une boîte de raviolis froids ? Dans la cabane, le relâchement menace. Combien de Sibériens solitaires, affranchis de tout impératif social, sachant qu'ils ne renvoient une image d'eux-mêmes à personne, finissent avachis sur un lit de mégots à se gratter la gale ? Robinson connaît ce danger et décide, pour ne pas s'avilir, de dîner chaque soir à table et en costume, comme s'il recevait un convive.
Nos semblables confirment la réalité du monde. Si l'on ferme les yeux en ville, quel soulagement que la réalité ne s'annule pas : autrui continue à le percevoir ! L'ermite est seul, face à la nature. Il demeure l'unique contemplateur du réel, porte le fardeau de la représentation du monde, de sa révélation au regard humain.
L'ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n'être pas auprès de celui qui l'éprouve.
À Paris, avant le départ, on me mettait en garde. L'ennui constituerait mon ennemi mortifère ! J'en crèverais ! J'écoutais poliment. Les gens qui parlaient ainsi avaient le sentiment de constituer à eux seuls une distraction formidable.
« Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'épuise pas... », écrit Rousseau dans les Rêveries.
L'épreuve de la solitude, Rousseau la perçoit dans la cinquième de ses promenades. Doit s'astreindre au devoir de vertu, dit-il, et ne peut se permettre la cruauté. S'il se comporte mal, l'expérience de son érémitisme lui imposera une double peine : d'une part, il aura à supporter une atmosphère viciée par sa propre méchanceté et, de l'autre, il lui faudra subir l'échec de n'avoir pas été digne du genre humain. « L'homme civil veut que tous les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l'être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d'être vertueux. » La solitude de Rousseau génère la bonté. Par effet de retour, elle dissoudra le souvenir des vilenies humaines. Elle est le baume appliqué sur la plaie de la méfiance à l'égard des semblables : « J'aime mieux les fuir que les haïr », écrit-il des hommes dans la sixième promenade.
C'est dans l'intérêt du solitaire de se montrer bienveillant avec ce qui l'entoure, de rallier à sa cause bêtes, plante et dieux. Pourquoi ajouterait-il à l'austérité de son état le sentiment de l'hostilité du monde ? L'ermite s'interdit toute brutalité à l'égard de son environnement. C'est le syndrome se saint François d'Assise. Le saint parle à ses frères oiseaux, Bouddha caresse l'éléphant enragé, saint Séraphin de Sarov nourrit les ours bruns, et Rousseau cherche consolation dans l'herborisation.
À midi, je regarde très attentivement la neige tomber sur les cèdres. Je tâche de bien me pénétrer du spectacle et de suivre la course du plus grand nombre de flocons. Exercice épuisant. Et il y a des gens qui appellent cela de l'oisiveté !
Le soir, la neige toujours. Devant pareil spectacle, le bouddhiste se dit : « N'attendons rien de neuf » ; le chrétien : »Ça ira mieux demain » ; le païen : »Que veut dire tout cela ? » ; le stoïcien : « On verra ce qui adviendra » ; le nihiliste : »Que tout s'ensevelisse. » Moi : « Il faut que je coupe du bois avant que les rondins ne soient recouverts. » Puis je me couche après avoir remis une bûche.
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard
Lorsque je suis reclus au Senaillon, là-haut dans les cimes helvètes, je n'ai d'autre sentiment que celui de me "maintenir", par souci vital tout simplement. Pour moi, l'esthétique des lieux et des ordonnancements fait office de barrière solide de protection. Sans qu'il soit nécessaire d'en rajouter, dans la méticulosité voire l'excès maniaque, je tiens l'esthétique de la posture - à l'instar de la politesse (Confucius) et la courtoisie (les Lumières) - comme garant radical et absolu de (mon) humanité. Idem ailleurs, partout en fait. Reste à atteindre le niveau et surtout de s'y maintenir, ce qui n'est pas toujours aisé. C'est là sans doute la raison pour laquelle ici à Barcelone j'oblige mon corps à se rendre chaque matin sur la rive une heure avant le lever du soleil, pratiquer les exercices et aussi la plupart du temps et quel qu'il soit au demeurant, sauf la pluie battante, la grêle ou la neige (plus rares) me baigner et nager vaillamment dans les flots sombres, souvent glacés et cependant toujours étonnement bienveillants. La journée peut alors commencer.

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